Le Conseil constitutionnel a rendu, le 28 novembre 2014, une décision relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 209 du code général des impôts. Cette disposition organise le report des déficits antérieurs non encore déduits lors des opérations de fusions de sociétés ou d’opérations assimilées. Le bénéfice de cet avantage fiscal demeure subordonné à l’obtention d’un agrément préalable délivré par le ministre de l’économie et des finances.
Des sociétés ont contesté la constitutionnalité de ce dispositif devant la juridiction administrative. Les requérantes soutenaient que le législateur n’avait pas précisé les conditions de délivrance de cet agrément. Elles invoquaient une méconnaissance de l’étendue de sa compétence affectant le principe d’égalité devant la loi et devant les charges publiques. Le Conseil d’État a transmis cette question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Les sociétés estimaient que l’absence de critères légaux précis conférait à l’administration un pouvoir discrétionnaire excessif pour déterminer l’assiette de l’imposition.
La question posée aux juges constitutionnels était de savoir si le silence de la loi sur les conditions d’agrément constituait une incompétence négative du législateur. Il s’agissait de déterminer si cette lacune portait une atteinte caractérisée au principe d’égalité devant les charges publiques garanti par la Déclaration de 1789. Les juges devaient alors trancher sur la validité d’un mécanisme déléguant à l’autorité ministérielle la fixation effective des modalités de déduction fiscale.
Le Conseil constitutionnel a déclaré les dispositions contestées conformes à la Constitution sous une réserve d’interprétation. Les juges affirment que l’administration ne peut refuser l’agrément pour un motif autre que le non-respect des conditions fixées par la loi. La décision souligne que le pouvoir donné à l’administration de fixer les modalités d’assiette ne doit pas priver de garanties légales les contribuables. L’analyse portera d’abord sur l’affirmation de la compétence législative avant d’étudier l’encadrement du pouvoir administratif par la réserve d’interprétation.
I. L’affirmation de la compétence législative sur le régime du report déficitaire
A. La reconnaissance de la nature législative des dispositions codifiées
Le Conseil constitutionnel a dû vérifier la nature des dispositions soumises à son examen puisque seule une disposition législative peut faire l’objet d’une contestation. Bien que l’article en cause ait été réécrit par un décret en 1963, le législateur a reconduit ce mécanisme de manière pérenne ultérieurement. La loi de finances pour 1987 a supprimé l’échéance initiale de l’application de ces dispositions en leur conférant une valeur législative durable. Le Conseil juge ainsi que le législateur a « implicitement, mais nécessairement, conféré un caractère législatif » aux textes régissant le report des déficits.
Cette qualification juridique permet au juge constitutionnel d’exercer son contrôle sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution. L’intervention du législateur sur le domaine fiscal est strictement encadrée par l’article 34 de la Constitution. Ce texte impose au Parlement de fixer les règles concernant l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures. La reconnaissance du caractère législatif constitue donc le préalable indispensable à l’examen de la compétence du législateur.
B. Le lien entre compétence législative et égalité devant les charges
Le grief d’incompétence négative ne peut être invoqué que s’il affecte un droit ou une liberté que la Constitution garantit explicitement. Les juges rappellent que le principe d’égalité devant les charges publiques découle de l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le législateur doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu’il se propose d’atteindre. Une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques survient lorsque l’administration dispose d’une marge de manœuvre trop étendue.
Le Conseil constitutionnel souligne que le pouvoir de fixer les modalités de détermination de l’assiette d’une imposition méconnaît la compétence du législateur. Cette méconnaissance affecte par elle-même le principe d’égalité si l’administration peut agir contribuable par contribuable sans cadre légal prédéfini. Le législateur est tenu d’épuiser sa propre compétence pour garantir une répartition équitable de la contribution commune. Le renvoi au ministre pour la délivrance d’un agrément nécessite donc des limites claires pour éviter tout arbitraire.
II. L’encadrement de l’agrément ministériel par une réserve d’interprétation
A. Le rejet relatif du grief tiré de l’incompétence négative
Le Conseil constitutionnel estime que le législateur n’a pas totalement méconnu l’étendue de sa compétence en adoptant les dispositions contestées. Il juge que le mécanisme de l’agrément pour le report des déficits lors des restructurations ne contrevient pas directement à la Constitution. Toutefois, cette conformité n’est admise qu’à la condition que l’interprétation des textes soit strictement encadrée par le respect des exigences de l’article 13. Les juges considèrent que l’existence même de l’agrément n’est pas inconstitutionnelle si des garanties légales suffisantes entourent sa mise en œuvre.
L’incompétence négative est ici sanctionnée par une technique de conciliation entre l’efficacité de l’administration fiscale et la protection des droits des sociétés. Le législateur peut déléguer une part de l’application de la loi fiscale à condition que les critères d’attribution soient intelligibles. Le Conseil refuse de censurer brutalement la disposition mais choisit de guider son application future pour prévenir toute dérive administrative. Cette démarche prudente permet de maintenir la stabilité du droit fiscal tout en renforçant la sécurité juridique des contribuables.
B. La limitation du pouvoir discrétionnaire par le respect des conditions légales
La portée de la décision réside dans la réserve d’interprétation énoncée au considérant 11 qui limite strictement les motifs de refus de l’administration. Les juges précisent que les dispositions « ne sauraient être interprétées comme permettant à l’administration de refuser cet agrément » pour des motifs extralégaux. Le ministre ne peut rejeter une demande que si l’opération de restructuration ne satisfait pas aux conditions fixées par la loi. Cette précision transforme un pouvoir potentiellement discrétionnaire en une compétence liée au respect des critères législatifs.
Le Conseil constitutionnel garantit ainsi que l’agrément ne devienne pas un instrument d’opportunité politique ou économique entre les mains du pouvoir exécutif. La réserve assure que chaque contribuable placé dans la même situation juridique puisse bénéficier du report des déficits de manière prévisible. Par cette décision, le juge constitutionnel rappelle que l’administration fiscale reste soumise au principe de légalité des délits et des peines ainsi qu’à celui de l’impôt. Le respect des facultés contributives des citoyens passe nécessairement par un encadrement rigoureux de l’autorité administrative.