Cour d’appel de Aix-en-Provence, le 19 juin 2025, n°21/09569

La question du sort des impayés locatifs en matière de bail commercial, lorsque le bailleur demeure défaillant dans l’administration de la preuve de sa créance, constitue un enjeu récurrent du contentieux des baux commerciaux. La cour d’appel d’Aix-en-Provence, dans un arrêt rendu le 19 juin 2025, apporte une réponse ferme en tirant les conséquences de l’inertie probatoire du bailleur.

En l’espèce, par acte sous seing privé du 28 septembre 2018, un bailleur a consenti un bail commercial portant sur un local à destination de salon de coiffure, moyennant un loyer mensuel de 500 euros outre 50 euros de charges. Face aux impayés allégués, le bailleur a fait délivrer un commandement de payer visant la clause résolutoire le 12 février 2019, puis a obtenu, par ordonnance de référé du 15 octobre 2019, la constatation de l’acquisition de la clause résolutoire et la condamnation de la preneuse au paiement d’une provision de 4 850 euros, assortie de délais de paiement. La preneuse a quitté les lieux le 12 mai 2021. Entre-temps, par assignation du 31 janvier 2020, elle avait saisi le tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence pour obtenir la suspension de la clause résolutoire, des délais de paiement et des dommages-intérêts. Par jugement du 15 avril 2021, le tribunal l’a déboutée de l’ensemble de ses demandes. La preneuse a interjeté appel le 26 juin 2021, contestant notamment l’existence d’une créance liquide et exigible du bailleur à son encontre. Devant la cour, elle soutenait s’être acquittée de la totalité des mensualités ordonnées en référé et contestait le décompte produit. Le bailleur, intimé, n’a pas constitué avocat.

La question posée à la cour était de déterminer si, en l’absence de décompte précis fourni par le bailleur défaillant, une créance de loyers impayés pouvait être retenue à l’encontre de la preneuse.

La cour d’appel d’Aix-en-Provence, statuant par arrêt par défaut, infirme le jugement et « dit qu’il n’y a pas de créance de M. [N] [P] sur Mme [K] [T] ». Elle relève qu’« il appartient à M [N] [P], bailleur, d’établir le montant de la dette de loyers impayés réclamée », puis constate qu’« en l’absence de décompte précis fourni par le bailleur et d’indications du jugement sur ce point, la cour ne retient aucune dette de la preneuse à l’égard du bailleur ».

Cet arrêt illustre l’application rigoureuse des règles probatoires en matière de créance locative (I), tout en révélant les limites de la présomption d’appropriation des motifs du jugement par l’intimé défaillant (II).

I. L’application stricte de la charge de la preuve en matière de créance locative

La cour rappelle le principe de l’incombance probatoire au créancier (A), avant d’en tirer une conséquence radicale par l’extinction de toute prétention faute de justification (B).

A. Le rappel du principe : la charge de la preuve incombe au créancier

La cour fonde sa décision sur les articles 1353 et 1103 du code civil. Elle énonce clairement la règle selon laquelle « il appartient à M [N] [P], bailleur, d’établir le montant de la dette de loyers impayés réclamée à Mme [K] [T] ». Cette formulation reprend l’économie de l’article 1353 du code civil, lequel dispose que celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver.

En matière de bail commercial, le bailleur qui se prévaut d’une créance de loyers impayés doit produire un décompte précis permettant d’établir le montant, la période et l’exigibilité des sommes réclamées. Cette exigence procède du principe selon lequel une créance ne peut être judiciairement consacrée que si elle présente un caractère liquide et exigible. La cour relève à cet égard l’absence totale de « décompte précis fourni par le bailleur ».

La preneuse invoquait avoir réglé la somme de 9 460 euros pour une dette alléguée de 9 760,73 euros, démontrant ainsi sa bonne foi. Elle contestait également des frais d’exécution de 2 098,87 euros qu’elle estimait injustifiés. Face à ces contestations précises, le bailleur n’a fourni aucun élément permettant de les infirmer.

B. La sanction de la carence probatoire : l’absence de créance

La cour tire une conséquence nette de la défaillance du bailleur : « la cour ne retient aucune dette de la preneuse à l’égard du bailleur au titre de sommes contractuellement prévues par le bail commercial ». Cette formulation est remarquable par sa radicalité. Elle ne se contente pas de rejeter la demande du bailleur ; elle constate positivement l’inexistence de toute créance.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante sanctionnant l’inertie probatoire. Le juge ne peut suppléer la carence des parties dans l’administration de la preuve. En l’espèce, le jugement de première instance avait « retenu une créance de loyers échus impayés sans toutefois en donner le montant ». La cour censure implicitement cette motivation insuffisante. Un jugement qui retient l’existence d’une créance sans en préciser le quantum méconnaît les exigences de motivation et ne permet pas au débiteur de connaître l’étendue exacte de sa condamnation.

La cour refuse par ailleurs d’ordonner au bailleur de produire un décompte, jugeant cette mesure « pas nécessaire » dès lors qu’elle a « d’ores et déjà tiré les conséquences de la défaillance du bailleur ». Cette position traduit une approche pragmatique : une mesure d’instruction ne saurait pallier la carence d’une partie dans l’établissement de ses prétentions.

II. Les limites de la fiction de l’appropriation des motifs par l’intimé défaillant

La cour rappelle le mécanisme procédural applicable à l’intimé non constitué (A), mais en révèle l’insuffisance lorsque les motifs appropriés sont eux-mêmes déficients (B).

A. Le mécanisme de l’appropriation des motifs du jugement

La cour relève que « M. [N] [P], qui n’a pas constitué avocat, est réputé s’approprier les motifs du jugement ». Cette règle procédurale, consacrée par la jurisprudence, permet de considérer que l’intimé défaillant fait siens les arguments retenus par le premier juge. Elle vise à éviter qu’un appel ne soit jugé par défaut sans que la position de l’intimé ne soit représentée.

Ce mécanisme présente l’avantage de garantir un débat contradictoire minimal. La cour d’appel peut ainsi examiner les moyens qui avaient prospéré en première instance, même en l’absence de conclusions de l’intimé. Cette fiction procédurale constitue une garantie pour l’appelant, qui se voit opposer une position adverse identifiée.

En l’espèce, le tribunal avait retenu que la preneuse « restait débitrice à l’égard du bailleur » et avait ajouté qu’elle « ne pouvait pas se prévaloir du bail commercial » au motif qu’elle n’était pas inscrite au répertoire des métiers lors de la signature. Ces motifs, réputés appropriés par le bailleur, constituaient le fondement de sa défense devant la cour.

B. L’insuffisance de motifs lacunaires pour établir une créance

La présomption d’appropriation des motifs trouve sa limite lorsque ces motifs sont eux-mêmes insuffisants pour justifier la prétention. La cour constate que le jugement avait certes « retenu une créance de loyers échus impayés », mais « sans toutefois en donner le montant ». Cette lacune rend impossible toute appropriation utile par l’intimé défaillant.

Un jugement qui affirme l’existence d’une dette sans en chiffrer le montant ne satisfait pas aux exigences de l’article 1353 du code civil. La créance demeure incertaine dans son quantum, donc illiquide. Or, le mécanisme de l’appropriation des motifs ne saurait conférer à une motivation déficiente une force probante qu’elle n’avait pas intrinsèquement.

La portée de cet arrêt réside dans l’articulation qu’il opère entre règles de fond et règles de procédure. La fiction procédurale de l’appropriation ne dispense pas le créancier d’avoir, dès la première instance, satisfait à son obligation probatoire. Un bailleur qui entend se prévaloir d’une créance locative doit, ab initio, produire un décompte précis. À défaut, ni le jugement de première instance ni l’arrêt d’appel ne pourront consacrer son droit, fût-il défaillant en appel.

Cette décision s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel favorable à une appréciation rigoureuse des créances locatives. Elle rappelle que le contentieux des baux commerciaux, souvent marqué par des enjeux économiques significatifs pour les parties, ne tolère pas l’approximation dans l’établissement des prétentions financières.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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