Cour de justice de l’Union européenne, le 8 février 2024, n°C-733/22

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur l’articulation entre les règles formelles nationales et l’application d’un taux réduit de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, une société exploitant un complexe touristique en Bulgarie s’est vue appliquer un redressement fiscal au motif qu’elle avait facturé des prestations d’hébergement au taux réduit de 9 % pendant une période où elle ne disposait plus d’un certificat de classement administratif valide pour son établissement. L’administration fiscale bulgare considérait que, en l’absence de ce certificat, le taux normal de TVA de 20 % aurait dû être appliqué, conformément à la législation nationale qui subordonne le bénéfice du taux réduit à cette exigence formelle.

La société a contesté ce redressement, faisant valoir qu’elle avait entrepris les démarches nécessaires pour renouveler son classement bien avant l’expiration du précédent et que le retard dans l’obtention du nouveau certificat n’était pas de son fait. Le tribunal administratif de première instance lui a donné raison, estimant que la nature de la prestation d’hébergement primait sur l’accomplissement d’une formalité administrative. Saisie en cassation par l’administration fiscale, la Cour administrative suprême bulgare a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si la directive TVA s’oppose à une réglementation nationale qui conditionne l’application du taux réduit pour les services d’hébergement à l’obtention d’un certificat de classement. La Cour de justice répond que la directive s’oppose à une telle réglementation, sauf si celle-ci satisfait à la double condition de ne viser que des aspects concrets et spécifiques de la catégorie de services concernée et de respecter le principe de neutralité fiscale. La solution de la Cour repose ainsi sur un contrôle strict de la faculté laissée aux États membres de moduler l’application des taux réduits de TVA (I), réaffirmant la primauté de la réalité économique sur les exigences formelles nationales au nom du principe de neutralité (II).

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**I. L’application sélective du taux réduit de TVA : une faculté sous le contrôle du juge de l’Union**

La Cour rappelle d’abord que les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour appliquer un taux réduit de TVA, mais que cette faculté est strictement encadrée. Elle examine si l’exigence d’un classement administratif constitue un critère de sélection valable (A) avant de préciser que ce critère ne doit pas couvrir l’intégralité d’une catégorie de prestations (B).

**A. La possibilité pour les États membres de limiter l’application du taux réduit**

La directive TVA, en son article 98, offre aux États membres la possibilité d’appliquer des taux réduits à certaines catégories de biens et de services, listées à l’annexe III. Parmi celles-ci figure « l’hébergement fourni dans des hôtels et établissements similaires ». La Cour rappelle que l’usage de cette faculté est optionnel et que les États peuvent décider d’en restreindre l’application à des aspects spécifiques, à condition de respecter le principe de neutralité fiscale. Un État membre peut donc, en théorie, choisir de n’appliquer le taux réduit qu’à une partie des prestations d’hébergement.

Dans le cas présent, la législation bulgare lie la notion d’hébergement éligible au taux réduit à celle définie par sa loi sur le tourisme, qui impose un classement des établissements. La question est donc de savoir si ce critère de classement peut être considéré comme une limitation légitime à des « aspects concrets et spécifiques » de la catégorie de services. La Cour reconnaît que les États jouissent d’une marge d’appréciation pour définir les opérations d’hébergement. Cependant, elle note que les autorités fiscales nationales ont elles-mêmes considéré les prestations comme des opérations d’hébergement en les soumettant au taux normal de TVA, et non en les exonérant. Cela implique que la nature même du service n’était pas contestée.

**B. Le rejet d’un critère de sélection couvrant l’ensemble de la catégorie**

La Cour précise ensuite la portée de la condition relative aux « aspects concrets et spécifiques ». Pour qu’une application sélective soit valable, elle doit isoler une prestation identifiable et distincte des autres prestations de la même catégorie. Or, la Cour observe que si la législation nationale, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, impose à tous les établissements d’hébergement d’être classés pour exercer légalement leur activité, alors le critère du classement ne distingue pas un aspect spécifique. Au contraire, il couvre l’ensemble de la catégorie des prestations d’hébergement autorisées.

Dans une telle hypothèse, « un tel hébergement dans des établissements classés ne saurait constituer un aspect concret et spécifique de la catégorie visée ». Fournir une prestation sans certificat ne constituerait pas un autre type de service, mais une simple infraction à la réglementation nationale. La Cour estime qu’une telle infraction peut donner lieu à des sanctions administratives, mais ne saurait justifier une différence de traitement fiscal. En conditionnant l’application du taux réduit à une exigence qui s’applique à tous les opérateurs légaux, l’État membre ne procède pas à une sélection au sens de la directive, mais utilise le système de TVA pour sanctionner un manquement formel, ce qui n’est pas son objet.

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**II. Le principe de neutralité fiscale, rempart contre les distinctions fondées sur des critères formels**

Même dans l’hypothèse où le critère de classement serait jugé suffisamment spécifique, la Cour ajoute qu’il doit impérativement respecter le principe de neutralité fiscale. Ce principe est analysé du point de vue du consommateur (A) et conduit à interdire qu’une irrégularité purement administrative soit sanctionnée par la voie fiscale (B).

**A. L’appréciation de la similarité des prestations au regard du consommateur moyen**

Le principe de neutralité fiscale s’oppose à ce que des prestations de services semblables, et donc en concurrence, soient traitées différemment en matière de TVA. La Cour rappelle que la similarité s’apprécie principalement du point de vue du consommateur moyen. Deux services sont semblables s’ils présentent des propriétés analogues et répondent aux mêmes besoins, sans que des différences mineures n’influent de manière considérable sur la décision du consommateur.

La Cour se montre sceptique quant à l’idée que l’existence d’un certificat de classement administratif constitue, pour le consommateur, un critère déterminant. Elle émet l’hypothèse que « d’autres éléments plus facilement consultables et susceptibles d’être mis à jour de façon régulière, tels que les notations, les photos et les commentaires laissés par d’autres clients sur des plateformes de réservation en ligne […], puissent également avoir une influence déterminante sur le choix du consommateur moyen, voire une influence plus déterminante que le classement lui-même ». En d’autres termes, du point de vue de l’utilisateur, le service d’hébergement fourni par la société restait identique, que le certificat soit formellement valide ou non. L’absence temporaire du document n’altérait pas la nature de la prestation et ne la rendait pas différente de celle offerte par un concurrent en règle.

**B. Le refus d’une sanction fiscale pour une irrégularité administrative**

Enfin, la Cour souligne que le principe de neutralité s’applique indépendamment de la légalité des opérations. Selon une jurisprudence constante, ce principe « s’oppose, en matière de perception de la TVA, à une différenciation généralisée entre les transactions illicites et les transactions licites ». Appliquer un taux de TVA différentiel pour sanctionner le non-respect d’une obligation administrative revient à opérer une telle différenciation.

La Cour relève que la société en cause exerçait son activité de manière transparente, notamment en utilisant des caisses enregistreuses connectées à l’administration fiscale. Il ne s’agissait pas d’une activité clandestine visant à frauder la TVA, mais d’un établissement dont le renouvellement du classement avait pris du retard. Dans ce contexte, priver l’opérateur du bénéfice du taux réduit s’apparente à une sanction déguisée, étrangère aux objectifs du système commun de TVA. La Cour conclut ainsi que l’irrégularité administrative que constitue l’absence temporaire de certificat de classement doit être traitée par les outils du droit administratif national, et non par une majoration du taux de TVA qui porterait atteinte à la neutralité et à la logique du système fiscal commun.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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