Par un arrêt du 5 juin 2025, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions de sa propre compétence dans le cadre d’un renvoi préjudiciel. En l’espèce, un tribunal d’arrondissement bulgare était saisi d’un litige concernant la restitution d’un bien foncier exproprié. Parallèlement, une procédure distincte relative au droit de propriété sur ce même bien était pendante devant une cour d’appel. Un avocat, représentant une partie à l’instance d’appel mais tiers au litige en première instance, a sollicité l’accès au dossier judiciaire auprès du tribunal d’arrondissement. Cette demande s’inscrivait dans un contexte où la législation nationale semblait autoriser tout avocat à consulter un dossier judiciaire, indépendamment de sa qualité de représentant d’une partie.
Saisi de cette demande d’accès, le juge bulgare a nourri des doutes sur la conformité de cette pratique avec le droit de l’Union, notamment au regard du Règlement général sur la protection des données et des droits fondamentaux consacrés par la Charte. Avant de statuer sur la demande d’accès, la juridiction a décidé de surseoir à statuer sur le litige principal et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Ces questions portaient essentiellement sur l’interprétation du droit de l’Union en matière de protection des données et des principes d’indépendance judiciaire. Il était ainsi demandé à la Cour si la saisine préjudicielle est recevable lorsque les questions posées ne visent pas à résoudre le litige au fond, mais à éclairer le juge sur une décision incidente de nature administrative. La Cour a déclaré son incompétence pour répondre aux questions posées, au motif que la demande ne s’inscrivait pas dans le cadre d’un litige que la juridiction de renvoi était appelée à trancher par une décision de caractère juridictionnel.
La décision de la Cour réaffirme une conception stricte des conditions de recevabilité d’un renvoi préjudiciel, fondée sur la finalité même du mécanisme de coopération juridictionnelle. Elle souligne que la compétence de la Cour est subordonnée à l’existence d’un lien direct entre la question posée et la solution d’un litige concret (I). Par conséquent, cet arrêt consolide la distinction fondamentale entre la fonction juridictionnelle d’un magistrat et ses attributions d’ordre administratif, ces dernières étant exclues du champ d’application de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (II).
I. La réaffirmation de l’exigence d’un litige à trancher
La Cour de justice rappelle avec force que le renvoi préjudiciel est un instrument destiné à la résolution d’un contentieux. Cette finalité impose que les questions posées présentent un lien nécessaire avec le litige principal (A) et qu’elles émergent d’un véritable litige, ce qui n’était pas le cas en l’espèce (B).
A. La nécessité d’un lien fonctionnel entre la question préjudicielle et le litige principal
La Cour rappelle que « la procédure instituée à l’article 267 TFUE constitue un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution des litiges qu’elles sont appelées à trancher ». Cette formule consacre le caractère instrumental du renvoi préjudiciel. La question posée ne doit pas être hypothétique ou purement consultative, mais doit présenter une pertinence directe pour le jugement que le juge national s’apprête à rendre.
Dans la présente affaire, les interrogations du juge bulgare ne portaient pas sur le fond du droit de la restitution immobilière, qui constituait l’objet du litige principal. Elles concernaient une question incidente et distincte : l’accès d’un tiers au dossier. La Cour relève que cette demande d’accès, bien que survenue dans le contexte de l’affaire, n’était pas déterminante pour sa résolution. Pour preuve, la juridiction de renvoi elle-même a admis ne pas avoir suspendu l’instance au fond en attendant la réponse de la Cour. L’absence de lien fonctionnel entre les questions posées et la solution du litige principal conduit logiquement à l’incompétence de la Cour.
B. L’absence d’un litige constitué sur l’objet des questions renvoyées
Au-delà du lien fonctionnel, la Cour exige que les questions émanent d’une procédure destinée à aboutir à une décision de caractère juridictionnel. Or, la demande d’accès au dossier formulée par l’avocat n’avait pas encore généré de litige. La juridiction de renvoi n’avait pas encore statué sur cette demande, et n’était donc confrontée à aucune contestation de sa future décision. Le juge cherchait un avis en amont, avant de prendre une décision qui aurait pu, par la suite, faire l’objet d’un recours.
La Cour précise explicitement la démarche qui aurait rendu le renvoi recevable. Un litige n’aurait pu naître que si le juge avait refusé l’accès et que l’avocat avait contesté ce refus. C’est la juridiction saisie de ce recours qui aurait alors exercé une fonction juridictionnelle, l’habilitant à saisir la Cour. Comme le souligne l’arrêt, « ce n’est que si la juridiction de renvoi refusait à l’avocat de [sq] l’accès au dossier de l’affaire en instance devant elle ou si sa décision de l’autoriser à y accéder était contestée que naîtrait un litige susceptible de donner lieu à une procédure juridictionnelle ». L’absence de contestation rendait la saisine prématurée et non contentieuse.
II. La consolidation de la distinction entre fonctions juridictionnelle et administrative
En déclarant son incompétence, la Cour ne se limite pas à constater l’absence de litige ; elle qualifie la nature de l’acte que le juge s’apprêtait à accomplir. Elle y voit un acte d’autorité administrative, par nature exclu du dialogue des juges (A), et délivre ainsi une leçon de procédure dont la portée est avant tout pédagogique (B).
A. La qualification de l’acte d’octroi d’accès comme une mesure administrative
La Cour s’appuie sur sa jurisprudence constante pour distinguer les fonctions d’une juridiction. Elle juge que, « lorsqu’une juridiction fait acte d’autorité administrative, elle n’est pas habilitée à saisir la Cour sur le fondement de l’article 267 TFUE ». En l’espèce, la décision d’autoriser ou non un tiers à consulter un dossier judiciaire est analysée comme une mesure de gestion administrative du service de la justice, et non comme l’exercice du pouvoir de juger.
Pour étayer son raisonnement, la Cour établit un parallèle avec la situation d’un greffier traitant une demande de signification d’actes. Un tel agent exerce une autorité administrative, et sa décision ne peut donner lieu à un renvoi préjudiciel. C’est seulement le juge statuant sur un éventuel recours contre cette décision qui retrouve sa fonction juridictionnelle. De même, la juridiction de renvoi, en se prononçant sur l’accès au dossier, n’agissait pas en tant que juge tranchant un différend, mais en tant qu’administrateur du dossier. Cette qualification fonctionnelle est déterminante et scelle l’incompétence de la Cour.
B. La portée pédagogique d’une décision d’espèce
Si l’arrêt commenté constitue une décision d’espèce, sa portée n’en est pas moins significative. Il rappelle aux juridictions nationales les frontières strictes du mécanisme préjudiciel. La Cour de justice n’est pas un organe consultatif général à la disposition des juges nationaux pour éclairer l’ensemble de leurs actions, mais un partenaire dans la résolution de litiges réels et actuels. La solution préserve ainsi la nature contentieuse du dialogue des juges et évite que la Cour ne soit submergée de questions qui ne sont pas directement nécessaires à l’exercice de la fonction de juger.
L’arrêt a également une vertu pédagogique en indiquant clairement la voie à suivre. Le juge national confronté à une question de compatibilité du droit interne avec le droit de l’Union dans le cadre d’une tâche administrative doit d’abord prendre sa décision. C’est ensuite aux parties affectées par cette décision d’utiliser les voies de recours internes pour créer un cadre contentieux. C’est seulement dans ce cadre que le renvoi préjudiciel devient un outil pertinent et recevable. La décision renforce ainsi la logique procédurale et la répartition des rôles entre les juridictions nationales et la Cour de justice.