Par un arrêt rendu en chambre, la Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser la notion de « matière contractuelle » au sens du règlement (UE) n° 1215/2012, s’agissant de la compétence internationale pour connaître d’une action paulienne. En l’espèce, une société établie en Pologne s’était acquittée, en vertu d’une disposition de droit national prévoyant une responsabilité solidaire, des dettes d’une autre société polonaise, son cocontractant dans le cadre d’un projet de construction. Devenue créancière de cette dernière, elle a constaté que sa débitrice avait cédé un bien immobilier, situé en Pologne, à une société tierce dont le siège social se trouvait en Espagne, cet acte ayant pour conséquence de rendre la débitrice insolvable. Le créancier a alors engagé une action devant une juridiction polonaise à l’encontre du tiers acquéreur espagnol afin de voir déclarer cet acte de vente inopposable à son égard, sur le fondement de la fraude à ses droits. L’acquéreur espagnol a soulevé une exception d’incompétence, soutenant que seules les juridictions espagnoles, celles du lieu de son siège social, étaient compétentes en application de la règle générale de l’article 4 du règlement n° 1215/2012. La juridiction polonaise, incertaine quant à l’application de la compétence spéciale en matière contractuelle prévue à l’article 7, point 1, du même règlement, a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si une action paulienne, par laquelle un créancier demande à faire déclarer inopposable à son égard l’acte préjudiciable à ses droits par lequel son débiteur a cédé un bien à un tiers, relève de la « matière contractuelle » au sens de la disposition précitée. La Cour répond par l’affirmative, estimant qu’une telle action trouve sa source dans la méconnaissance des obligations contractuelles initiales du débiteur envers son créancier, justifiant ainsi l’application du for spécial. Cette solution procède d’une interprétation extensive de la notion de matière contractuelle (I), aboutissant à la consécration d’une compétence protectrice des intérêts du créancier (II).
I. L’ancrage de l’action paulienne à la matière contractuelle
La Cour de justice rattache l’action paulienne à la matière contractuelle en se fondant sur l’origine de la créance à protéger (A) et en neutralisant la circonstance que l’action est dirigée contre un tiers (B).
A. La cause contractuelle de la créance comme critère déterminant
Pour qualifier la nature de l’action, la Cour ne s’arrête pas à son mécanisme propre, qui vise à rendre un acte inopposable, mais remonte à sa source. Elle juge que l’action paulienne, lorsqu’elle est engagée pour la sauvegarde de droits nés d’un contrat, participe de la matière contractuelle. Le raisonnement des juges s’appuie sur le fondement même de la démarche du créancier. En effet, celui-ci cherche à se prémunir contre les conséquences d’un acte qui porte atteinte à son droit de gage général sur le patrimoine de son débiteur. Or, ce droit de gage vise à garantir l’exécution d’une créance qui, en l’espèce, est née d’un contrat. La Cour estime donc que « la cause de cette action se situe ainsi, essentiellement, dans la méconnaissance des obligations que le débiteur a consenties à l’égard du créancier ». Cette analyse téléologique permet d’établir un lien direct entre l’action en inopposabilité et la relation juridique initiale. Peu importe que le litige porte sur un acte subséquent, à savoir la vente frauduleuse, car son objet final demeure la préservation des effets d’un contrat premier. L’action paulienne apparaît alors comme un accessoire du droit de créance contractuel, un instrument destiné à en assurer l’effectivité.
B. L’indifférence du statut de tiers du défendeur
La particularité de l’action paulienne est de ne pas être dirigée contre le débiteur cocontractant, mais contre le tiers qui a bénéficié de l’acte frauduleux. Cet élément aurait pu conduire à écarter la compétence contractuelle, le défendeur étant étranger à l’obligation initiale. La Cour écarte cependant cet argument en se référant à sa jurisprudence constante. Elle rappelle que « la règle de compétence spéciale en matière contractuelle, prévue à l’article 7, point 1, sous a), du règlement n° 1215/2012 repose sur la cause de l’action et non pas sur l’identité des parties ». Cette dissociation entre la cause du litige et la qualité des plaideurs est fondamentale. Elle signifie que la nature contractuelle d’un différend n’est pas subordonnée à l’existence d’un lien d’obligation entre le demandeur et le défendeur. Ce qui importe est que le fondement de la demande puise sa source dans un engagement librement consenti, même si la mise en œuvre de sa protection impose d’attraire une personne extérieure à cet engagement. Par conséquent, l’action paulienne, bien que dirigée contre un tiers, conserve sa nature contractuelle dès lors qu’elle vise à sanctionner l’inexécution d’une obligation issue d’un contrat.
II. La consécration d’un for prévisible et protecteur du créancier
L’interprétation retenue par la Cour conduit à l’établissement d’une règle de compétence à la fois logique et prévisible (A), dont la portée renforce significativement la protection des créanciers dans l’espace judiciaire européen (B).
A. La détermination d’un for logique et prévisible
En rattachant l’action paulienne à la matière contractuelle, la Cour permet au créancier de saisir la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande. Dans le cas d’espèce, il ne s’agit pas du lieu de conclusion ou d’exécution de la vente frauduleuse, mais du lieu où les obligations du contrat initial, dont la créance est issue, devaient être exécutées. Ainsi que le souligne la Cour, « l’action du créancier visant à préserver ses intérêts dans l’exécution des obligations issues du contrat de travaux de construction, il s’ensuit que le “lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande” est, conformément à l’article 7, point 1, sous b), de ce règlement, celui où, en vertu de ce contrat, ces travaux ont été fournis, à savoir en Pologne ». Cette solution assure une centralisation du contentieux au lieu qui présente le lien le plus étroit avec la relation économique originelle. Elle répond en cela à l’objectif de bonne administration de la justice. Par ailleurs, elle renforce la prévisibilité pour les opérateurs économiques. La Cour considère en effet qu’« un professionnel ayant conclu un contrat d’achat immobilier peut, lorsqu’un créancier de son cocontractant réclame que ce contrat entrave indûment l’exécution des obligations de ce cocontractant vis-à-vis de ce créancier, raisonnablement s’attendre à être attrait devant une juridiction du lieu d’exécution desdits obligations ». Le tiers acquéreur est ainsi présumé devoir anticiper le risque d’être attrait devant le for du contrat principal dont l’inexécution a été provoquée.
B. La portée étendue de la compétence spéciale
La décision commentée revêt une portée pratique considérable pour les créanciers. En leur évitant de devoir systématiquement saisir les juridictions du domicile du tiers acquéreur, elle simplifie les démarches de recouvrement transfrontalier. Un créancier n’est ainsi pas contraint de multiplier les actions dans différents États membres si son débiteur a organisé son insolvabilité en passant des actes avec des tiers établis sur des territoires variés. L’application de l’article 7, point 1, permet de concentrer les litiges devant une seule et même juridiction, celle qui est la plus à même d’apprécier le contexte de la créance initiale. Cette solution offre une protection accrue au créancier, en lui donnant accès à un for qui est souvent plus accessible et pertinent pour lui. La Cour réalise ici un arbitrage entre les intérêts du créancier et ceux du tiers défendeur. Elle fait primer la protection du droit contractuel sur la commodité juridictionnelle du tiers, estimant que le lien de ce dernier avec l’opération frauduleuse justifie de déroger au principe du for du défendeur. L’arrêt étend de manière significative le champ d’application de la compétence spéciale en matière contractuelle et consolide ainsi l’efficacité des voies d’exécution dans l’Union européenne.