Par un arrêt en date du 16 janvier 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à interpréter la notion de « déséquilibre significatif » contenue dans la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives. En l’espèce, un consommateur avait conclu un contrat de vente immobilière avec une société. Ce contrat contenait une clause mettant à la charge de l’acquéreur le paiement de l’impôt municipal sur l’augmentation de la valeur des biens, ainsi que les frais de raccordement aux réseaux d’eau et d’égouts. Or, selon le droit national, cet impôt incombait légalement au vendeur professionnel.
Après s’être acquitté des sommes réclamées, le consommateur a saisi le Juzgado de Primera Instancia n° 2 de Oviedo afin d’en obtenir le remboursement. Cette juridiction a accueilli sa demande, jugeant la clause abusive au motif qu’elle imposait au consommateur des charges qui ne lui incombaient pas légalement et qu’il n’était pas établi qu’elle ait fait l’objet d’une négociation individuelle. Le professionnel a interjeté appel de ce jugement devant l’Audiencia Provincial de Oviedo. Il soutenait d’une part que la clause avait été négociée, et d’autre part qu’il n’existait pas de déséquilibre significatif, la somme en cause étant négligeable au regard du prix total de la vente. Le consommateur soutenait au contraire que le déséquilibre résultait du seul fait de lui imposer une obligation de paiement qui ne lui était pas légalement imputable.
Face à cette opposition, la juridiction de renvoi a sursis à statuer et a posé une question préjudicielle à la Cour de justice. Elle demandait en substance si la notion de « déséquilibre significatif » au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive devait s’apprécier au regard de l’impact économique de la clause pour le consommateur par rapport au montant total de l’opération, ou si ce déséquilibre pouvait résulter du seul fait de répercuter sur le consommateur une obligation de paiement incombant légalement au professionnel.
La Cour de justice a répondu que l’existence d’un « déséquilibre significatif » ne requiert pas nécessairement que les coûts mis à la charge du consommateur aient une incidence économique significative, mais peut résulter du seul fait d’une « atteinte suffisamment grave à la situation juridique dans laquelle ce consommateur, en tant que partie au contrat, est placé en vertu des dispositions nationales applicables ». Elle précise qu’il incombe au juge national d’apprécier cette atteinte en tenant compte de toutes les circonstances entourant la conclusion du contrat et de l’ensemble de ses clauses.
La solution de la Cour de justice consacre une appréciation essentiellement juridique de la notion de déséquilibre (I), ce qui a pour effet de renforcer la protection du consommateur contre les transferts de charges indus (II).
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I. La consécration d’une appréciation juridique du déséquilibre
La Cour de justice, en réponse à la question préjudicielle, rejette une analyse purement économique du déséquilibre significatif (A) pour lui préférer une évaluation fondée sur la situation juridique du consommateur au regard du droit national (B).
A. Le rejet d’une approche quantitative
La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la nécessité d’une évaluation chiffrée du préjudice subi par le consommateur. L’argument du professionnel reposait sur l’idée que le caractère significatif du déséquilibre devait être mis en balance avec le montant global du contrat. Selon cette thèse, une clause imposant une charge de quelques milliers d’euros ne créerait pas de déséquilibre significatif dans le cadre d’une vente immobilière d’un montant bien supérieur. La Cour écarte fermement cette approche.
Elle juge que « la question de savoir si un tel déséquilibre significatif existe ne saurait se limiter à une appréciation économique de nature quantitative ». En d’autres termes, le caractère abusif d’une clause ne dépend pas de son impact financier rapporté à la valeur totale de la transaction. Cette interprétation est fondamentale car elle empêche que la protection offerte par la directive soit neutralisée dans les contrats portant sur des montants élevés, où de nombreuses clauses potentiellement abusives pourraient être considérées comme économiquement mineures. La Cour affirme ainsi l’autonomie du concept de déséquilibre significatif par rapport à une simple arithmétique contractuelle, privilégiant la nature de l’obligation plutôt que son poids économique.
B. La reconnaissance d’une atteinte à la situation juridique du consommateur
En lieu et place de l’approche quantitative, la Cour propose un critère d’ordre qualitatif et juridique. Le déséquilibre significatif peut résulter « du seul fait d’une atteinte suffisamment grave à la situation juridique dans laquelle le consommateur […] est placé en vertu des dispositions nationales applicables ». La Cour identifie trois formes que peut prendre cette atteinte : une restriction au contenu des droits que le consommateur tire du contrat, une entrave à l’exercice de ces droits, ou la mise à sa charge d’une obligation supplémentaire non prévue par les règles nationales.
Ce faisant, la Cour établit le droit national supplétif comme étalon de l’équilibre contractuel. Le déséquilibre naît de l’écart défavorable au consommateur entre le contrat et ce que la loi aurait prévu en l’absence de clause spécifique. Dans le cas d’espèce, la clause transférant la charge de l’impôt du vendeur vers l’acheteur constitue bien une obligation supplémentaire non prévue par le droit national, et même contraire à celui-ci. C’est cette dégradation de la situation juridique du consommateur, et non le montant de l’impôt, qui est au cœur du raisonnement et peut, à elle seule, caractériser le déséquilibre significatif.
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II. Le renforcement de la protection du consommateur par une approche qualitative
Cette décision a pour portée de renforcer la protection du consommateur en fournissant aux juges nationaux une méthode d’analyse claire (A) et en neutralisant les stratégies de contournement par les professionnels (B).
A. La méthode d’appréciation conférée au juge national
L’arrêt fournit un guide méthodologique précis aux juridictions nationales. Pour apprécier le caractère abusif, le juge doit procéder à une analyse comparative entre la situation contractuelle du consommateur et la situation légale qui prévaudrait sans la clause litigieuse. Ce faisant, il doit évaluer « si et, le cas échéant, dans quelle mesure le contrat place le consommateur dans une situation juridique moins favorable par rapport à celle prévue par le droit national en vigueur ».
La Cour insiste également sur le fait que cette appréciation doit tenir compte de « la nature des biens ou services qui font l’objet du contrat » et de « toutes les circonstances qui entourent sa conclusion ». Elle invite ainsi le juge à un examen concret et global. Concernant l’impôt sur la plus-value, elle souligne que le professionnel tire profit de l’augmentation de valeur du bien tout en faisant supporter la taxe correspondante au consommateur, qui paie déjà un prix incluant cette plus-value. Cette analyse met en évidence une rupture d’équilibre qui dépasse la simple répercussion d’un coût.
B. La neutralisation des clauses de style et du défaut d’information
La Cour aborde également deux arguments souvent avancés par les professionnels pour justifier de telles clauses. D’une part, elle s’intéresse à la mention selon laquelle la prise en charge de l’impôt par l’acheteur « a été prise en compte pour l’établissement du prix ». Elle juge qu’une telle affirmation, insérée dans une clause non négociée, ne constitue pas en soi la preuve d’une contrepartie réelle pour le consommateur. La Cour se montre ainsi méfiante envers les clauses de style qui visent à créer une apparence d’équilibre.
D’autre part, en se référant implicitement à l’article 5 de la directive sur la transparence, la Cour rappelle l’importance fondamentale pour le consommateur de l’information fournie avant la conclusion du contrat. Elle relève que le montant de l’impôt n’est pas connu au moment de la signature, ce qui place le consommateur dans une incertitude quant à l’étendue de son engagement. En sanctionnant le transfert d’une charge légale non seulement déséquilibré mais également opaque, la Cour affirme que la protection du consommateur passe tant par l’équilibre des obligations que par la clarté et la prévisibilité de ses engagements.