Cour de justice de l’Union européenne, le 16 décembre 2021, n°C-478/19

Par un arrêt du 16 décembre 2021, la Cour de justice de l’Union européenne a apporté des précisions sur l’application du principe de libre circulation des capitaux à une réglementation fiscale nationale différenciant les fonds d’investissement immobiliers. Cette décision fait suite à une demande de décision préjudicielle introduite par une juridiction suprême d’un État membre.

En l’espèce, une société de gestion de portefeuille établie en Allemagne gérait des fonds d’investissement immobilier de type ouvert. En 2006, elle a acquis pour le compte de ces fonds des biens immobiliers à usage professionnel situés en Italie, s’acquittant des taxes de transcription et d’inscription au livre foncier au taux plein. Postérieurement, cette société a appris qu’une nouvelle législation italienne, entrée en vigueur quelques jours avant la transaction, prévoyait une réduction de moitié de ces taxes pour les acquisitions réalisées par des fonds immobiliers de type fermé. La société a alors demandé à l’administration fiscale le remboursement de la moitié des taxes versées, estimant que l’exclusion des fonds de type ouvert de cet avantage fiscal constituait une discrimination contraire au droit de l’Union.

Face au refus implicite de l’administration fiscale, la société a saisi les juridictions italiennes. Le recours a été rejeté en première instance, puis en appel. La juridiction d’appel a notamment considéré que les fonds de type ouvert et les fonds de type fermé présentaient des différences structurelles et fonctionnelles si importantes qu’ils ne se trouvaient pas dans des situations comparables, justifiant ainsi une différence de traitement fiscal. La société s’est pourvue en cassation, soutenant que cette différence de traitement méconnaissait la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux. La juridiction de renvoi a alors interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle législation avec le droit de l’Union. La question posée était de savoir si les articles 49 et 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’opposent à une législation nationale qui réserve une réduction de taxes foncières aux seuls fonds de placement immobilier de type fermé.

La Cour a jugé que l’article 63 TFUE relatif à la libre circulation des capitaux doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une telle réglementation, dès lors que les fonds de type ouvert et fermé se trouvent dans des situations objectivement comparables. Elle a cependant ajouté qu’une telle différence de traitement pourrait être admise si elle était justifiée par l’objectif de limiter les risques systémiques sur le marché immobilier, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.

L’analyse de la Cour s’articule en deux temps. Elle identifie d’abord une restriction indirecte mais caractérisée à la libre circulation des capitaux (I), avant de procéder à un examen rigoureux des justifications possibles à cette restriction (II).

I. La consécration d’une restriction indirecte à la libre circulation des capitaux

La Cour établit l’existence d’une restriction en qualifiant la mesure de discriminatoire malgré son apparence neutre (A), puis en définissant la méthode d’appréciation de la comparabilité des situations au regard de l’objectif de la loi (B).

A. La qualification de la mesure en dépit de son apparence neutre

La législation en cause ne distinguait pas formellement entre les fonds nationaux et les fonds étrangers, mais entre les fonds de type « ouvert » et « fermé ». Toutefois, la Cour a rapidement dépassé cette apparence de neutralité pour constater l’effet concret de la mesure. Elle a relevé un élément de fait crucial : la législation de l’État membre concerné imposait que les fonds immobiliers y soient exclusivement créés sous une forme fermée. Par conséquent, l’avantage fiscal était, en pratique, réservé aux seuls fonds nationaux ou à ceux qui adoptaient la structure imposée par le droit local.

La Cour en déduit que cette situation crée une différence de traitement au détriment des fonds établis dans d’autres États membres, où la forme ouverte est autorisée. Comme elle le souligne, « l’application du critère de distinction fondé sur la nature “ouverte” ou “fermée” des fonds d’investissement conduit à défavoriser les fonds immobiliers relevant du droit d’autres États membres que la République italienne, créant ainsi une différence de traitement à leur détriment ». Une telle mesure fiscale est de nature à dissuader les fonds de type ouvert, majoritairement non-résidents, d’investir sur le marché immobilier de cet État membre. Elle constitue donc une restriction à la libre circulation des capitaux, prohibée en principe par l’article 63 du TFUE.

B. L’appréciation de la comparabilité des situations au regard de l’objectif de la loi

Une fois la différence de traitement établie, la Cour examine si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables. Pour ce faire, elle réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle la comparabilité doit s’apprécier en tenant compte de l’objectif poursuivi par la disposition nationale en cause. La difficulté en l’espèce résidait dans l’identification de cet objectif, la juridiction de renvoi elle-même n’ayant fourni que des pistes divergentes, allant de la promotion d’un outil de gestion spécifique à la lutte contre la spéculation.

La Cour explore alors une hypothèse avancée par la société requérante : si l’objectif de la réduction fiscale était d’éviter une double imposition pour les opérateurs qui achètent et revendent fréquemment des biens immobiliers, alors les fonds ouverts et fermés seraient parfaitement comparables, car tous deux exercent cette activité. Dans cette optique, « un fonds de type fermé et un fonds de type ouvert, dans la mesure où ils effectuent chacun l’activité consistant à acquérir et à revendre subséquemment des biens immobiliers soumise à une double imposition, paraissent se trouver dans une situation comparable ». En revanche, si l’objectif était de favoriser les investissements à long terme et de limiter les risques systémiques, la différence structurelle entre les deux types de fonds pourrait devenir pertinente. La Cour laisse à la juridiction nationale le soin de déterminer l’objectif principal de la loi, mais elle oriente l’analyse vers une approche fonctionnelle, qui privilégie la nature de l’activité économique concernée par la taxe plutôt que la seule structure juridique de l’investisseur.

II. L’examen rigoureux des justifications à la différence de traitement

Après avoir posé la présomption d’une restriction injustifiée, la Cour examine les raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de la légitimer. Elle écarte les justifications traditionnelles qui se révèlent inopérantes (A), tout en admettant de manière conditionnelle une justification fondée sur la stabilité du marché immobilier (B).

A. Le rejet des justifications traditionnelles inopérantes

Plusieurs justifications classiques ont été soulevées. La première, tirée de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, est rapidement écartée. La Cour rappelle qu’une telle justification ne peut viser que des montages purement artificiels et ne saurait se fonder sur une suspicion généralisée. Or, la mesure en cause excluait de manière générale tous les fonds de type ouvert, sans distinction, ce qui la rendait disproportionnée. Comme le martèle la Cour, « une présomption générale d’évasion ou de fraude fiscale ne saurait suffire à justifier une mesure fiscale qui porte atteinte aux objectifs des traités ».

La seconde justification, fondée sur la nécessité de préserver la cohérence du régime fiscal, est également rejetée. Pour être recevable, un tel argument exige la preuve d’un lien direct entre l’avantage fiscal accordé et sa compensation par un prélèvement fiscal déterminé. En l’espèce, l’État membre n’a pas démontré en quoi le refus de l’avantage aux fonds de type ouvert était directement compensé par un autre aspect de son système fiscal. L’argument manquait donc de substance, la simple volonté de favoriser une structure juridique nationale ne pouvant constituer une justification valable.

B. L’admission conditionnelle d’une justification fondée sur la stabilité du marché immobilier

La justification la plus sérieusement examinée par la Cour est celle liée à la volonté de promouvoir des investissements moins spéculatifs et de limiter les risques systémiques sur le marché immobilier. L’argument sous-jacent est que les fonds de type fermé, avec un capital fixe et un remboursement à échéances prédéterminées, seraient plus stables que les fonds de type ouvert, exposés à des demandes massives de remboursement en cas de crise, ce qui pourrait les contraindre à des ventes précipitées et déstabilisatrices.

La Cour admet que la limitation des risques systémiques peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général. Cependant, elle ne donne pas un chèque en blanc à l’État membre. Elle subordonne la validité de la justification à une double condition de proportionnalité que la juridiction nationale devra vérifier. La mesure doit être, d’une part, propre à garantir la réalisation de l’objectif de stabilité et, d’autre part, ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. La Cour se montre sceptique sur le premier point, relevant que la nature fermée d’un fonds ne l’oblige pas en soi à détenir un bien immobilier plus longtemps qu’un fonds ouvert. En laissant la charge de cette vérification au juge national, la Cour encadre strictement la possibilité de justifier la restriction, comme en témoigne le dispositif de son arrêt, qui n’admet la compatibilité de la mesure que « pour autant que ces deux catégories de fonds se trouvent dans des situations objectivement comparables, à moins qu’une telle différence de traitement ne soit justifiée par l’objectif visant à limiter des risques systémiques sur le marché immobilier ».

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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