Dans un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours du droit d’accès à la justice en matière environnementale. En l’espèce, une autorisation de construire et d’exploiter un centre commercial a été accordée par une autorité administrative autrichienne. Cette décision faisait suite à une décision antérieure du gouvernement d’un Land autrichien constatant qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une évaluation des incidences sur l’environnement (EIE) pour ce projet. Une voisine du projet a formé un recours contre l’autorisation de construire, contestant au passage la légalité de la décision de ne pas effectuer d’EIE, au motif que les données sur lesquelles elle se fondait étaient inexactes. La procédure nationale a révélé que, si les voisins pouvaient contester l’autorisation finale du projet, le droit autrichien ne leur conférait pas la qualité de partie à la procédure de constatation préalable et ne leur permettait donc pas de contester directement la décision de ne pas réaliser d’EIE. L’autorité administrative soutenait que cette décision de constatation était devenue définitive et s’imposait à tous, y compris aux voisins et aux juridictions. La juridiction autrichienne saisie du litige a donc interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle situation juridique avec le droit de l’Union, en particulier avec la directive 2011/92/UE concernant l’évaluation des incidences sur l’environnement.
Le problème de droit soulevé était de savoir si la directive 2011/92, et notamment son article 11 relatif à l’accès à la justice, s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle une décision administrative refusant de soumettre un projet à une EIE produit un effet obligatoire à l’égard des voisins, alors que ces derniers sont exclus du droit de former un recours contre ladite décision. La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant qu’une telle réglementation est contraire aux objectifs de la directive. Elle juge qu’une décision administrative de ne pas effectuer d’EIE « ne saurait empêcher un particulier, qui fait partie du “public concerné” au sens de cette directive et remplit les critères prévus par le droit national quant à l’“intérêt suffisant pour agir” ou, le cas échéant, à l’“atteinte à un droit”, de contester cette même décision administrative ». Il appartient alors à la juridiction nationale de vérifier si la requérante remplit ces conditions et, dans l’affirmative, d’écarter l’effet obligatoire de la décision contestée.
Cette décision réaffirme avec force le droit à un recours juridictionnel effectif en matière environnementale (I), tout en encadrant les conséquences de cette affirmation sur l’autonomie procédurale des États membres (II).
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**I. La réaffirmation du droit à un recours juridictionnel effectif**
La Cour de justice fonde sa solution sur une interprétation extensive des bénéficiaires du droit au recours (A), ce qui la conduit à consacrer une corrélation nécessaire entre l’opposabilité d’une décision et la possibilité de la contester (B).
**A. Une conception extensive des bénéficiaires de l’accès à la justice**
La Cour rappelle que l’article 11 de la directive 2011/92 vise à assurer que les membres du « public concerné » puissent former un recours contre les décisions relevant du champ d’application de ce texte. Elle se réfère à la définition du « public concerné » donnée par l’article 1er de la directive, qui inclut « le public qui est touché ou qui risque d’être touché par les procédures décisionnelles en matière d’EIE ou qui a un intérêt à faire valoir dans ce cadre ». En l’occurrence, le droit national qualifiait la requérante de « voisine », catégorie englobant les personnes exposées à des dangers ou des nuisances du fait d’une installation. Pour la Cour, il apparaît que de telles personnes sont susceptibles de faire partie du « public concerné ».
En conséquence, une législation nationale qui prive de manière quasi générale une catégorie aussi large d’individus, telle que les voisins, du droit de contester une décision préalable à l’autorisation d’un projet, restreint de manière incompatible la portée de l’article 11 de la directive. La Cour sanctionne ainsi une réglementation nationale qui, en définissant restrictivement la qualité de partie à la procédure, vide de sa substance le droit d’accès à la justice garanti par le droit de l’Union, lequel doit être interprété, conformément aux objectifs de la Convention d’Aarhus, comme visant à donner au public concerné un large accès à la justice.
**B. La corrélation nécessaire entre l’opposabilité et le droit au recours**
Fort de cette première constatation, le raisonnement de la Cour établit un lien indissociable entre l’effet obligatoire d’un acte et le droit pour ceux à qui il s’impose de pouvoir en contester la légalité. Le nœud du litige résidait dans l’effet de chose décidée attaché par le droit national à la décision de ne pas effectuer d’EIE, la rendant inattaquable dans le cadre du contentieux de l’autorisation finale. La Cour juge une telle situation incompatible avec la directive dès lors que les personnes liées par cet effet obligatoire ont été exclues du droit de recours initial. Elle énonce qu’une telle décision « ne saurait empêcher un particulier » remplissant les conditions de recevabilité de la contester.
Cette solution consacre un principe fondamental de l’État de droit, selon lequel nul ne peut se voir opposer une décision qui affecte ses droits sans avoir eu la possibilité de la contester devant un juge. En appliquant ce principe, la Cour neutralise un mécanisme procédural national qui aboutissait à immuniser une décision administrative de tout contrôle juridictionnel effectif de la part des personnes les plus directement affectées par le projet. L’exclusion procédurale en amont ne peut justifier une fin de non-recevoir en aval, lorsque la légalité de l’acte initial est déterminante pour l’issue du litige.
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**II. L’impact encadré sur l’autonomie procédurale des États membres**
Si la Cour affirme clairement l’exigence d’un recours effectif, elle prend soin de préserver la marge d’appréciation des États dans la définition de l’intérêt à agir (A), tout en confiant au juge national la responsabilité de garantir l’effet utile de la directive (B).
**A. La compétence maintenue des États pour définir l’intérêt à agir**
La Cour rappelle que, si le droit de l’Union impose un accès large à la justice, il n’uniformise pas pour autant les conditions de recevabilité des recours. Conformément à une jurisprudence constante, elle réitère que les États membres disposent d’une large marge d’appréciation pour déterminer ce qui constitue un « intérêt suffisant pour agir » ou une « atteinte à un droit ». La décision ne crée donc pas un droit de recours inconditionnel pour tout voisin. Elle précise que la possibilité de contester la décision de ne pas effectuer d’EIE est conditionnée au fait que les voisins « remplissent les critères prévus par le droit national quant à l’“intérêt suffisant pour agir” ou à l’“atteinte à un droit” ».
Loin d’opérer une substitution complète au droit national, la Cour opte pour une approche nuancée. Elle n’impose pas aux États de reconnaître la qualité de partie à tous les voisins dans la procédure de constatation, mais elle leur interdit de les en exclure de manière générale et abstraite au point de rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par la directive. Il reviendra donc au législateur national de définir des critères d’intérêt à agir conformes à l’objectif d’un large accès à la justice, et au juge national de les appliquer au cas par cas.
**B. La mission du juge national, garant de l’effet utile de la directive**
La portée pratique de l’arrêt repose sur le rôle dévolu à la juridiction de renvoi. La Cour lui enjoint de mener un double examen. D’une part, elle doit vérifier si, en l’espèce, la requérante remplit les conditions d’intérêt à agir prévues par son droit national, interprété à la lumière de la directive. D’autre part, et c’est là l’instruction la plus forte, « [d]ans l’affirmative, elle doit constater l’absence d’effet obligatoire à l’égard desdits voisins d’une décision administrative de ne pas effectuer une telle évaluation ».
En d’autres termes, le juge national a l’obligation, en vertu du principe de primauté du droit de l’Union, d’écarter l’application de la règle de droit interne qui confère un effet obligatoire à la décision contestée. Cette instruction directe illustre le mécanisme de l’effet utile des directives : lorsque le droit national est incompatible avec les objectifs d’une directive, le juge national doit le laisser inappliqué pour assurer la pleine efficacité du droit de l’Union. Le juge devient ainsi le garant ultime de l’accès à la justice, en corrigeant les défaillances de la législation nationale pour sauvegarder les droits que les particuliers tirent des directives européennes.