Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation de plusieurs dispositions du règlement n° 44/2001 relatif à la compétence judiciaire. En l’espèce, les ayants droit d’une personne spoliée sous un régime totalitaire ont obtenu une réparation pécuniaire à la suite de la vente d’un bien immobilier par une entité publique. Cette entité, tenue de reverser une fraction du prix de vente, a commis une erreur en versant la totalité de la somme à l’avocat représentant les ayants droit. Agissant pour son propre compte et celui de l’État fédéral, l’entité publique a alors engagé une action en répétition de l’indu devant le Landgericht Berlin à l’encontre des dix ayants droit et de leur avocat. Plusieurs de ces défendeurs, domiciliés au Royaume-Uni, en Espagne et en Israël, ont soulevé l’incompétence internationale des juridictions allemandes. Le Landgericht Berlin, puis la juridiction d’appel, ont accueilli cette exception d’incompétence, estimant que le litige relevait du droit public et non de la « matière civile et commerciale » au sens du règlement. Saisi d’un pourvoi, le Bundesgerichtshof a sursis à statuer et a posé à la Cour de justice trois questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si une action en répétition de l’indu, intentée par une autorité publique dans de telles circonstances, constitue une matière civile. Il était également demandé si l’existence d’un moyen de défense commun suffisait à caractériser le lien étroit requis pour attraire plusieurs défendeurs devant le tribunal du domicile de l’un d’eux. Enfin, la question de l’applicabilité de cette règle de compétence aux défendeurs domiciliés hors de l’Union européenne était posée. La Cour de justice a répondu que l’action en répétition de l’indu relevait bien de la matière civile, que le lien de connexité était établi, mais que la règle de concentration de la compétence ne s’appliquait pas aux défendeurs non domiciliés dans un État membre. La décision de la Cour apporte ainsi des précisions fondamentales sur le champ d’application du règlement, en qualifiant d’abord la nature civile du contentieux (I), puis en délimitant le périmètre de la prorogation de compétence en cas de pluralité de défendeurs (II).
I. La qualification de matière civile, clef d’accès au droit processuel européen
La Cour de justice confirme une approche autonome et matérielle de la notion de « matière civile et commerciale », réaffirmant que la nature du rapport juridique prime sur la qualité des parties. Cette qualification est justifiée par l’absence d’exercice de prérogatives de puissance publique (A), ce qui ancre résolument l’action dans le champ du droit commun de l’enrichissement sans cause (B).
A. Le critère déterminant de l’absence de prérogatives de puissance publique
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la matière civile et commerciale doit être interprétée de manière autonome. Elle précise que si « certains litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé peuvent relever du champ d’application du règlement », il en va différemment « lorsque l’autorité publique agit dans l’exercice de la puissance publique ». Pour déterminer si tel est le cas, il convient d’examiner le fondement et les modalités de l’action. En l’espèce, l’origine de l’obligation de l’entité publique, découlant de lois réparatrices et d’une décision administrative, ne suffit pas à colorer de droit public l’action ultérieure en remboursement. La Cour observe que la procédure administrative initiale ne conférait à l’entité publique aucune prérogative particulière par rapport à un propriétaire privé qui aurait été dans la même situation. Le versement erroné n’est pas un acte de puissance publique mais une simple erreur matérielle d’exécution. L’action en répétition qui en découle ne met donc pas en œuvre des pouvoirs exorbitants du droit commun, ce qui exclut la qualification de contentieux de droit public.
B. L’ancrage de l’action dans le droit commun de la répétition de l’indu
L’action intentée par l’entité publique trouve son fondement juridique non dans les lois de réparation, mais dans les dispositions du code civil allemand relatives à l’enrichissement sans cause. Le remboursement du trop-perçu ne s’inscrit pas dans la procédure administrative spéciale, mais relève d’une action distincte portée devant les juridictions civiles. L’entité publique se trouve ainsi dans une position procédurale identique à celle de n’importe quel créancier privé cherchant à recouvrer une somme indûment versée. Le fait que l’obligation initiale soit née d’un contexte historique et législatif particulier est indifférent à la nature de l’action en remboursement elle-même. C’est donc le rapport juridique litigieux, à savoir une créance de droit commun fondée sur un quasi-contrat, qui emporte la qualification de matière civile. En conséquence, les règles de compétence prévues par le règlement n° 44/2001 sont pleinement applicables, permettant de résoudre les questions de compétence internationale soulevées par la domiciliation de certains défendeurs à l’étranger.
II. La portée délimitée de la concentration des compétences en cas de pluralité de défendeurs
Après avoir affirmé l’applicabilité du règlement, la Cour se penche sur la règle spéciale de l’article 6, point 1, qui permet de regrouper les demandes contre plusieurs défendeurs. Elle en adopte une conception large quant au lien de connexité (A), tout en réaffirmant une application territoriale stricte de cette disposition (B).
A. Une conception extensive du lien de connexité entre les demandes
L’article 6, point 1, du règlement permet d’attraire plusieurs défendeurs devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient unies par « un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables ». La Cour rappelle que l’existence de solutions inconciliables ne se limite pas à une simple divergence, mais suppose une divergence s’inscrivant dans une même situation de fait et de droit. En l’espèce, elle considère que cette condition est remplie. En effet, l’action en répétition de l’indu contre les différents ayants droit et l’action en responsabilité contre leur avocat tirent leur origine d’une situation de fait et de droit unique. De plus, le moyen de défense commun des ayants droit, fondé sur un droit à une réparation supérieure, impose une appréciation uniforme pour tous. Le bien-fondé de l’action principale dépend de l’appréciation de ce moyen de défense, ce qui renforce le risque de décisions contradictoires si les affaires étaient jugées séparément. La Cour admet donc que la connexité peut naître non seulement des demandes elles-mêmes, mais aussi des moyens de défense qui leur sont opposés.
B. Une application territoriale stricte limitée aux défendeurs domiciliés dans l’Union
La Cour de justice répond négativement à la question de savoir si l’article 6, point 1, peut s’appliquer à des défendeurs domiciliés hors de l’Union européenne. Elle rappelle que cette disposition constitue une dérogation au principe de la compétence du for du domicile du défendeur et doit, à ce titre, faire l’objet d’une interprétation stricte. Son libellé, lu en combinaison avec l’article 5 du règlement, vise expressément les défendeurs domiciliés sur le territoire d’un État membre. De plus, l’article 4 du règlement règle de manière exhaustive le sort des personnes domiciliées hors de l’Union, en renvoyant aux règles de compétence nationales de l’État membre saisi. La Cour en déduit qu’un codéfendeur ne peut être attrait sur le fondement de l’article 6, point 1, que s’il a lui-même son domicile sur le territoire d’un autre État membre. Cette solution, rigoureuse, préserve la prévisibilité des règles de compétence et confirme que les fors spéciaux du règlement n’ont pas vocation à devenir des fors exorbitants à l’encontre des défendeurs du monde entier.