Cour d’appel de Rouen, le 3 juillet 2025, n°24/03571

Rendue par la cour d’appel de Rouen le 3 juillet 2025, la décision tranche un contentieux interne à une société commerciale exploitant un restaurant. Trois associées, dont deux cogérantes, se disputent la qualification et la légitimité de rémunérations versées à l’une d’elles, ainsi que l’émission de chèques litigieux. La juridiction prud’homale du Havre s’est déclarée incompétente le 23 juin 2022. Le tribunal de commerce du Havre a, le 20 septembre 2024, déclaré les demandes recevables mais a rejeté les prétentions indemnitaires et reconventionnelles. L’appelante sollicite la restitution de salaires et de chèques sur le fondement de la responsabilité délictuelle et, subsidiairement, de l’enrichissement injustifié. L’intimée demande la confirmation du jugement et une indemnité procédurale.

La question posée porte d’abord sur la recevabilité d’une action en responsabilité et en enrichissement injustifié, malgré l’approbation des comptes sociaux intégrant les rémunérations contestées. Elle concerne ensuite la charge et le niveau de preuve exigés pour établir une faute délictuelle ou l’absence de cause aux paiements, et enfin l’exigence probatoire attachée à des chèques prétendument frauduleux. La cour écarte la prescription invoquée au titre du droit des sociétés, retient l’absence de décision antérieure dotée de l’autorité de la chose jugée sur l’existence d’un contrat de travail, et rejette les demandes faute de preuve de la fraude alléguée, de la faute et du caractère indu des paiements.

I. Le sens de la décision

A. La recevabilité hors du prisme de la nullité sociale
La cour dissocie nettement l’action délictuelle et quasi-contractuelle de l’action en nullité d’actes sociaux. Elle souligne que l’action ne tend pas à l’annulation d’une délibération, mais à la réparation d’un dommage et, subsidiairement, à l’indemnisation d’un appauvrissement sans cause. En conséquence, la prescription spéciale du droit des sociétés demeure inopérante. La formule retenue est limpide et décisive: « La prescription prévue par l’article 1844-14 du code civil est sans application aux faits de l’espèce. » La décision du tribunal de commerce ayant admis la recevabilité est donc confirmée, sans ambiguïté.

Cette orientation clarifie l’office du juge commercial lorsque le demandeur se place sur le terrain de l’article 1240 du code civil, ou de l’article 1303-1. Le grief ne vise pas un vice des décisions collectives, mais une faute imputée à un associé et, subsidiairement, un enrichissement dépourvu de cause. La cour enferme ainsi la discussion dans le cadre probatoire de la responsabilité et des quasi-contrats, écartant la tentation d’un glissement vers la sanction des assemblées.

B. La charge de la preuve et l’absence d’autorité de la chose jugée
La cour fixe la charge probatoire avec rigueur. À celui qui allègue une faute délictuelle de prouver la falsification de bulletins et le versement indu des salaires. Les références antérieures ne suffisent pas. La juridiction prud’homale ne s’est prononcée que sur sa compétence; la qualification du lien de travail reste juridiquement ouverte. La cour l’énonce expressément: « Il n’existe dès lors aucune décision ayant statué sur ce point revêtue de l’autorité de la chose jugée. » L’appelante ne produit ni attestations de salariés, ni éléments circonstanciés établissant la fraude, alors que des indices contraires existent, tels qu’un virement annoncé comme salarial et un message relatif à la paie d’août.

Faute de preuve de la faute, la responsabilité délictuelle est écartée. La voie subsidiaire ne prospère pas davantage. L’enrichissement injustifié suppose la démonstration d’un paiement sans cause, distinct de l’exécution d’une obligation. Or, la cour retient que les éléments ne permettent pas d’exclure une base salariale. La motivation est synthétique et ferme: « Les mêmes motifs que ci-dessus doivent entraîner le rejet de cette demande. » La cohérence de l’ensemble confirme l’exigence d’un dossier probatoire construit, et non d’une simple présomption de fraude fondée sur le désaccord entre associés.

II. Valeur et portée de la solution

A. Un rappel orthodoxe des cadres contentieux et probatoires
La solution présente d’abord une valeur méthodologique. Elle réaffirme la distinction entre les régimes de nullité des décisions sociales et les actions en responsabilité délictuelle ou en enrichissement injustifié. Les comptes approuvés n’éteignent pas, par principe, l’action délictuelle; mais ils contribuent à fragiliser la démonstration d’une fraude, sauf preuves contraires, sérieuses et circonstanciées. La décision commande ensuite une lecture stricte de l’autorité de la chose jugée, limitée au dispositif. En l’absence de jugement tranchant la qualification du lien de travail, la charge probatoire demeure inchangée, entièrement supportée par l’appelante.

Sur les chèques, la cour reprend la même exigence. L’existence d’un bénéficiaire ne suffit pas à fonder l’obligation de restitution. La formule choisie condense le principe directeur: « Le fait d’être bénéficiaire de sommes ne démontrant pas l’existence d’une obligation de les restituer ». Sans expertise, suites pénales probantes, ou démonstration matérielle de falsifications, le doute subsiste. Le rejet s’impose, y compris pour ce chef autonome.

B. Des enseignements pratiques pour les litiges intrafamiliaux et de gouvernance
La portée de l’arrêt tient à une pédagogie probatoire utile pour les sociétés à actionnariat restreint. Les conflits intrafamiliaux invitent parfois à instrumentaliser des procédures parallèles; la cour ferme ces échappatoires, en ramenant les parties à la preuve de faits précis. Les litiges mêlant prestations administratives, interventions en salle et rémunérations administrées exigent des éléments matériels concordants, conservés et authentifiés. Les rapports de gestion, les virements libellés en salaires, ou des communications internes, pèsent lourd lorsqu’ils contredisent des allégations tardives.

L’arrêt souligne enfin l’exigence de traçabilité des habilitations bancaires et des règles de signature. À défaut d’établir l’imputabilité d’une falsification, la seule qualité de bénéficiaire demeure insuffisante. Le résultat contentieux, prudent et ferme, s’inscrit dans une ligne de sécurité juridique pour la vie des affaires et la discipline probatoire. La confirmation du jugement s’achève sur une clause de stabilité: « Le jugement entrepris sera dès lors confirmé en toutes ses autres dispositions soumises à la cour. » Cette clausule consacre la cohérence de l’ensemble, et clôt un contentieux où la preuve manquait, davantage que le droit.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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