1ère chambre du Conseil d’État, le 12 juin 2025, n°495398

Le Conseil d’État a rendu le 12 juin 2025 une décision précisant les contours de la responsabilité administrative en matière d’urbanisme. Un maire avait déclaré caducs deux permis de construire délivrés initialement en 2004 et 2010 pour la réalisation d’immeubles d’habitation. Cette mesure de caducité fut toutefois annulée par la cour administrative d’appel de Versailles le 4 décembre 2019. Les juges d’appel avaient considéré que des arrêtés de péril antérieurs avaient valablement interrompu le délai de validité des titres. La société pétitionnaire a alors sollicité l’indemnisation des préjudices financiers résultant de l’interruption illégale de son chantier de construction.

Le tribunal administratif de Montreuil a condamné la commune au versement d’une indemnité par un jugement rendu le 30 mars 2023. La cour administrative d’appel de Paris a ensuite réformé cette décision le 22 avril 2024 en augmentant significativement le montant de la réparation. La juridiction d’appel a notamment inclus dans le préjudice la période d’attente précédant l’expiration du délai de pourvoi en cassation. La commune a formé un pourvoi contre cet arrêt devant le Conseil d’État afin d’en contester le bien-fondé juridique. La question posée est de savoir si l’interruption des travaux justifiée par la prudence face à un éventuel pourvoi constitue un préjudice indemnisable. La haute juridiction administrative répond par la négative et annule partiellement l’arrêt attaqué pour erreur de droit.

I. La consécration d’un préjudice financier découlant d’une caducité fautive

A. Le lien de causalité entre l’acte illégal et l’interruption du chantier

L’annulation pour excès de pouvoir de l’arrêté de caducité révèle une faute de nature à engager la responsabilité de la commune. Cette décision administrative illégale a directement empêché la poursuite des travaux de construction par la société bénéficiaire des permis de construire. Le juge administratif reconnaît que l’arrêt forcé du chantier a généré des troubles économiques réels pour l’entreprise durant plusieurs années. L’illégalité de l’acte a ainsi rompu la continuité de l’exécution du projet immobilier entamé sur le territoire de la collectivité.

L’interruption de la réalisation des immeubles découle exclusivement de la position erronée de l’administration municipale concernant la validité des titres. La cour administrative d’appel de Versailles avait déjà établi que les permis n’étaient pas caducs lors de la notification de l’annulation. Le préjudice subi par la société pendant la durée d’éviction du droit de construire présente donc un caractère direct et certain. Cette première étape du raisonnement juridique permet d’asseoir le principe d’une réparation financière au profit de la victime de l’illégalité.

B. La caractérisation souveraine de la réalité des pertes de revenus

Le préjudice financier se manifeste principalement par la perte des loyers que la société aurait dû percevoir après l’achèvement des constructions. Pour établir cette perte, la société a produit des documents attestant de négociations avancées avec une administration publique pour la location des futurs logements. La cour administrative d’appel a jugé que ces pièces permettaient de démontrer l’existence d’un gain manqué durant la période d’interruption. Le Conseil d’État confirme que cette appréciation des faits par les juges du fond n’est entachée d’aucune dénaturation manifeste.

L’existence de pourparlers concrets et de tableaux de loyers potentiels offre une base suffisamment précise pour évaluer le montant du dommage subi. Le juge peut souverainement fixer le quantum de l’indemnisation en tenant compte des aléas inhérents à toute opération de construction immobilière. Il n’est pas tenu de répondre à chaque argument de détail portant sur le calcul précis des réfactions appliquées aux sommes réclamées. La décision administrative attaquée reste donc régulière sur le plan de la motivation concernant l’évaluation globale de la perte financière subie.

II. L’éviction du préjudice fondé sur la prudence face au délai de pourvoi

A. L’erreur de droit quant à l’indemnisation d’une période d’attente volontaire

La cour administrative d’appel avait accordé une indemnité pour la période située entre la notification de l’annulation et l’expiration du délai de pourvoi. Elle estimait que la société pouvait légitimement, « par mesure de prudence, attendre la fin de la période ouverte pour le pourvoi en cassation ». Cette analyse visait à compenser le risque juridique lié à une éventuelle remise en cause de l’arrêt d’appel par le Conseil d’État. Le préjudice résultait ici d’un choix délibéré de l’entreprise de ne pas reprendre immédiatement ses travaux après avoir recouvré ses droits.

Le Conseil d’État censure fermement ce raisonnement en considérant que l’attente motivée par la seule prudence ne constitue pas un préjudice indemnisable. La société bénéficiaire des permis s’était en effet trouvée « en mesure de mettre en œuvre les permis de construire dont elle bénéficiait ». L’interruption des travaux durant cette phase de latence ne peut être imputée à une faute de la commune ou à l’acte illégal initial. Le juge administratif limite ainsi strictement la durée de la responsabilité de l’administration à la période d’empêchement légal effectif.

B. La portée du caractère non suspensif du recours devant le juge de cassation

La solution repose sur le principe fondamental selon lequel le pourvoi en cassation ne suspend pas l’exécution de la décision juridictionnelle attaquée. Dès la notification de l’arrêt annulant la caducité, le bénéficiaire du permis retrouve la plénitude de ses droits à construire sans délai supplémentaire. L’incertitude quant à l’issue définitive du litige ne dispense pas l’opérateur économique de ses obligations de diligence dans la poursuite de son projet. Une attitude purement attentiste ne saurait donc faire peser sur la collectivité publique une charge financière supplémentaire en l’absence de contrainte juridique.

Cette décision réaffirme la rigueur nécessaire dans l’établissement du lien entre la faute administrative et les différentes périodes de préjudice invoquées. L’indemnisation doit couvrir l’intégralité du dommage subi sans toutefois s’étendre à des périodes d’inactivité résultant de la seule convenance du pétitionnaire. Le Conseil d’État renvoie l’affaire devant la cour administrative d’appel de Paris pour recalculer le montant de l’indemnité selon ces principes. Le droit à réparation s’arrête là où commence la liberté du titulaire d’agir conformément aux décisions de justice immédiatement exécutoires.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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