Cour de justice de l’Union européenne, le 3 septembre 2014, n°C-127/12

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne offre une illustration précise de l’application du principe de libre circulation des capitaux en matière de fiscalité directe, plus spécifiquement s’agissant des droits de succession et de donation. En l’espèce, la législation d’un État membre permettait à ses communautés autonomes d’adopter des régimes fiscaux préférentiels, notamment des abattements sur la base imposable, qui n’étaient toutefois accessibles qu’aux successions et donations présentant un point de rattachement territorial avec la communauté concernée. Ce critère de rattachement pouvait être la résidence du défunt ou de l’héritier, du donateur ou du donataire, ou encore la localisation d’un bien immobilier sur le territoire de ladite communauté. Les non-résidents ou les successions portant sur des biens situés hors du territoire national se voyaient ainsi exclus du bénéfice de ces avantages fiscaux, étant soumis au régime étatique général, souvent moins favorable. La Commission européenne, estimant cette situation contraire au droit de l’Union, a introduit un recours en manquement contre l’État membre concerné devant la Cour de justice. L’État membre a contesté ce grief en soutenant principalement que la situation des résidents et des non-résidents n’était pas objectivement comparable, que la législation fiscale relevait de sa souveraineté et que la structure constitutionnelle de l’État, qui garantit une autonomie fiscale à ses régions, justifiait une telle différence de traitement. Il convenait donc pour la Cour de justice de déterminer si une législation nationale qui subordonne l’octroi d’avantages fiscaux en matière de successions et de donations à des critères de résidence ou de localisation des biens sur le territoire national constitue une restriction à la libre circulation des capitaux proscrite par l’article 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle réglementation a pour effet de diminuer la valeur des successions et donations présentant un élément d’extranéité. Elle considère en effet « qu’en permettant d’introduire des différences dans le traitement fiscal des donations et des successions entre les ayants cause et les donataires résidant en Espagne et ceux qui n’y résident pas […] le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 63 TFUE ».

Cette solution conduit à examiner la manière dont la Cour caractérise la restriction à la libre circulation des capitaux (I), avant d’analyser les motifs pour lesquels elle écarte les justifications avancées par l’État membre (II).

I. La caractérisation d’une restriction à la libre circulation des capitaux

La Cour de justice fonde sa décision sur une approche extensive de la notion de restriction, en rattachant clairement la fiscalité des successions à la liberté des capitaux (A) et en retenant le caractère discriminatoire du critère de rattachement territorial (B).

A. Le champ d’application de la libre circulation des capitaux

La Cour rappelle d’abord que les droits de succession et de donation relèvent bien de l’article 63 du TFUE. Elle se réfère pour cela à la nomenclature annexée à la directive 88/361/CEE, qui mentionne expressément les successions et les dons parmi les « mouvements de capitaux à caractère personnel ». La Cour réaffirme ainsi une jurisprudence constante selon laquelle « l’impôt prélevé sur les successions, lesquelles consistent en une transmission à une ou à plusieurs personnes du patrimoine laissé par une personne décédée, comme le traitement fiscal des donations […] relèvent des dispositions du traité relatives aux mouvements de capitaux ». Cette qualification est déterminante, car elle soumet la législation fiscale nationale au contrôle du respect des libertés fondamentales de l’Union.

En revanche, la Cour écarte l’application de l’article 21 du TFUE relatif à la citoyenneté de l’Union, estimant que la Commission n’a pas démontré en quoi cette disposition serait spécifiquement affectée. Ce faisant, elle concentre son analyse sur la liberté de circulation la plus pertinente, à savoir celle des capitaux, qui protège les investissements et les transferts de patrimoine au-delà des frontières nationales. L’enjeu pour les justiciables est donc de pouvoir transmettre ou recevoir un patrimoine dans un contexte transfrontalier sans subir de désavantage fiscal par rapport à une situation purement interne.

B. L’effet discriminatoire du critère de rattachement territorial

La Cour constate ensuite que la législation nationale litigieuse constitue une restriction à cette liberté. Elle définit la restriction comme toute mesure nationale ayant pour effet « de diminuer la valeur de la succession ou de la donation d’un résident d’un État autre que celui sur le territoire duquel est imposée la succession ou la donation ». En l’espèce, le mécanisme est simple : les avantages fiscaux étant réservés aux résidents ou aux biens situés sur le territoire des communautés autonomes, les non-résidents subissent une charge fiscale plus lourde. La valeur nette de la succession ou de la donation s’en trouve mécaniquement réduite, ce qui dissuade les non-résidents d’investir ou de conserver des biens dans cet État membre.

Face à l’argument de l’État membre tiré du respect de son autonomie constitutionnelle et de la répartition interne des compétences fiscales, la Cour opère une distinction fondamentale. Elle précise que son contrôle ne vise pas à « contester la répartition des compétences entre l’État membre concerné et les communautés autonomes », mais uniquement à sanctionner les effets discriminatoires qui en découlent pour les non-résidents. Peu importe que la différence de traitement résulte d’une organisation fédérale ou régionale ; dès lors qu’elle entrave une liberté fondamentale, elle est contraire au droit de l’Union. De même, la Cour rejette l’idée qu’il faudrait prouver un désavantage dans chaque cas individuel, considérant que « la possibilité, en vertu de la législation étatique, de traiter différemment les assujettis en fonction de leur résidence […] peut suffire à caractériser une restriction ».

II. Le rejet des justifications fondées sur la situation des contribuables

Une fois la restriction caractérisée, la Cour examine si celle-ci peut être justifiée, notamment au regard des dérogations prévues par le traité. Elle interprète cependant ces dérogations de manière stricte (A) et conclut à la comparabilité des situations entre résidents et non-résidents (B).

A. L’interprétation stricte des dérogations en matière fiscale

L’État membre invoquait l’article 65, paragraphe 1, sous a), du TFUE, qui autorise les États à appliquer des législations fiscales distinguant les contribuables selon leur lieu de résidence. Toutefois, la Cour rappelle que cette disposition « doit faire l’objet d’une interprétation stricte ». Elle ne saurait permettre des discriminations arbitraires ou des restrictions déguisées. Pour être admise, une différence de traitement doit soit concerner des situations qui ne sont pas objectivement comparables, soit être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, tout en respectant le principe de proportionnalité.

La Cour souligne que la dérogation prévue à l’article 65 du TFUE « est elle-même encadrée par l’article 65, paragraphe 3, TFUE », qui prohibe les discriminations arbitraires. Cette double exigence empêche un État membre de se prévaloir de son seul droit de distinguer selon la résidence pour justifier n’importe quelle différence de traitement. La compatibilité avec le traité doit être appréciée au regard de l’ensemble des dispositions et des principes fondamentaux, ce qui limite considérablement la marge de manœuvre des administrations fiscales nationales.

B. L’affirmation de la comparabilité des situations

L’argument central de l’État membre consistait à affirmer que la situation des résidents, soumis à une obligation fiscale illimitée, et celle des non-résidents, soumis à une obligation limitée aux biens situés sur le territoire, n’étaient pas comparables. La Cour rejette cette argumentation de manière catégorique. Elle estime qu’au regard de l’impôt sur les successions et les donations portant sur un bien immobilier situé dans l’État d’imposition, résidents et non-résidents se trouvent dans une situation objectivement comparable.

La Cour s’appuie sur une jurisprudence bien établie, notamment l’arrêt *Schumacker*, pour affirmer que lorsqu’un État membre décide de soumettre les non-résidents à l’impôt pour les revenus ou le patrimoine localisés sur son territoire, il ne peut ensuite leur refuser les mêmes avantages fiscaux que ceux accordés aux résidents, sans créer une discrimination. Elle formule ce principe de manière très claire : « lorsqu’une réglementation nationale met sur le même plan, aux fins de l’imposition des successions ou des donations, les résidents et les non-résidents […], elle ne peut, sans créer de discrimination, les traiter différemment, dans le cadre de cette même imposition, en ce qui concerne les abattements fiscaux ». Cette solution est également étendue à l’Espace économique européen, la Cour considérant que l’État membre n’a pas suffisamment démontré en quoi l’absence d’un mécanisme d’assistance mutuelle justifierait une telle restriction.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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