Cour de justice de l’Union européenne, le 17 décembre 2015, n°C-25/14

Par un arrêt du 17 décembre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la portée de l’obligation de transparence découlant de l’article 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Cette décision intervient dans le contexte de l’extension par une autorité étatique d’accords collectifs désignant un organisme assureur unique pour la gestion de régimes de protection sociale complémentaire.

Les faits à l’origine des litiges concernaient deux branches professionnelles distinctes, au sein desquelles les organisations représentatives des employeurs et des travailleurs salariés avaient conclu des accords collectifs. Ces accords instauraient des régimes de prévoyance et de remboursement de frais de santé obligatoires pour les salariés, et désignaient pour chacun un organisme gestionnaire unique.

En application de la législation nationale, l’autorité ministérielle compétente a pris des arrêtés rendant ces accords, et donc l’affiliation à l’organisme désigné, obligatoires pour l’ensemble des employeurs et des salariés des branches concernées, y compris pour ceux qui n’étaient pas membres des organisations signataires. Des recours en annulation ont été formés contre ces arrêtés d’extension devant la haute juridiction administrative nationale, au motif notamment que la désignation de l’opérateur unique avait été effectuée en méconnaissance des principes du droit de l’Union. Saisie de ces litiges, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette procédure d’extension avec le droit de l’Union.

Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si l’obligation de transparence, qui découle du principe de libre prestation des services, constitue une condition préalable à l’acte par lequel un État membre étend un accord collectif confiant à un seul opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion exclusive d’un régime de prévoyance complémentaire.

La Cour a répondu que l’article 56 du traité s’oppose à une telle extension lorsque la réglementation nationale ne prévoit pas un degré de publicité adéquat. Cette publicité doit permettre à l’autorité publique compétente de tenir pleinement compte des informations relatives à l’existence d’offres potentiellement plus avantageuses. La décision de la Cour clarifie ainsi que l’intervention de l’autorité publique, même pour valider un choix issu du dialogue social, est soumise aux exigences fondamentales du marché intérieur. La solution retenue réaffirme la primauté des libertés de circulation sur les mécanismes nationaux susceptibles d’y faire obstacle, tout en reconnaissant les spécificités du contexte social, ce qui justifie une analyse en deux temps.

L’analyse de la Cour confirme que l’extension par voie réglementaire d’un accord collectif attribuant un monopole de gestion s’analyse comme l’octroi d’un droit exclusif par une autorité publique, la soumettant de ce fait à l’obligation de transparence. Cette soumission révèle cependant que les garanties procédurales prévues par le droit national étaient jugées insuffisantes pour satisfaire à cette exigence.

I. La soumission de l’extension réglementaire à l’obligation de transparence

La Cour établit un lien direct entre l’acte d’extension et la création d’un droit exclusif, ce qui emporte l’application des principes du droit de l’Union (A). Elle procède ensuite à un contrôle concret des modalités procédurales nationales, concluant à leur inadéquation pour garantir une mise en concurrence effective (B).

A. L’extension en tant qu’acte attributif d’un droit exclusif

Le raisonnement de la Cour repose sur une distinction fondamentale entre la négociation de l’accord collectif par les partenaires sociaux et son extension par l’autorité publique. Si le choix initial de l’opérateur relève de la négociation privée, c’est bien l’intervention étatique qui lui confère sa portée générale et obligatoire, et qui, par conséquent, crée une barrière à l’entrée du marché pour d’autres prestataires. La Cour affirme que « c’est par l’effet de ladite décision que naît un droit exclusif dans le chef de cet organisme ». Dès lors, l’acte d’extension n’est pas un simple enregistrement d’un accord privé, mais un acte de puissance publique qui modifie l’état du droit et la structure du marché.

Cette qualification est déterminante car elle soumet l’autorité publique aux obligations découlant de l’article 56 du traité. La création d’un droit exclusif en faveur d’un opérateur économique restreint la libre prestation des services pour tous les autres, notamment ceux établis dans d’autres États membres. Pour être compatible avec le traité, une telle restriction doit être justifiée et respecter les principes de non-discrimination et d’égalité de traitement, dont découle l’obligation de transparence. L’autonomie des partenaires sociaux ne saurait donc suffire à exonérer l’État membre de ses propres obligations lorsqu’il décide de donner force de loi à leurs accords.

B. L’inadéquation des mesures de publicité nationales

La Cour examine ensuite si la procédure française d’extension respectait l’obligation de transparence. Celle-ci impose, « sans nécessairement imposer de procéder à un appel d’offres », un « degré de publicité adéquat permettant, d’une part, une ouverture à la concurrence et, d’autre part, le contrôle de l’impartialité de la procédure d’attribution ». La Cour constate que les modalités prévues par la législation nationale ne satisfont pas à cette exigence.

En effet, la publication d’un avis invitant les tiers à présenter leurs observations dans un délai de quinze jours est jugée insuffisante pour permettre aux opérateurs potentiellement intéressés de manifester leur intérêt. De plus, la Cour relève que le contrôle exercé par le ministre se limite à un contrôle de légalité, sans lui permettre d’empêcher l’extension au motif qu’une offre plus avantageuse existerait. Ainsi, la procédure ne garantit pas que « la décision d’extension intervienne en toute impartialité ». La Cour conclut que les formalités existantes, même combinées, « ne présentent, même pris ensemble, un degré de publicité adéquat ». Cette appréciation rigoureuse souligne que la transparence ne peut être purement formelle, mais doit permettre une réelle possibilité pour des offres concurrentes d’être prises en considération par l’autorité publique avant l’octroi du droit exclusif.

La portée de cet arrêt est considérable, car il remet en cause une pratique solidement établie en droit national, tout en la tempérant par une limitation de ses effets dans le temps. La décision articule ainsi la primauté du droit de l’Union avec la nécessité de préserver la sécurité juridique.

II. Une portée encadrée par la recherche d’un équilibre

En subordonnant l’extension au respect de la transparence, la Cour hiérarchise les objectifs du droit de l’Union, faisant prévaloir la liberté de prestation de services sur la pleine autonomie des mécanismes de dialogue social (A). Consciente cependant des conséquences d’une telle solution, elle choisit de moduler les effets de son arrêt pour des raisons impérieuses de sécurité juridique (B).

A. La primauté des libertés économiques sur l’autonomie du dialogue social

La solution retenue par la Cour conduit à une limitation de la marge de manœuvre non seulement de l’État membre, mais aussi des partenaires sociaux. En exigeant que l’autorité publique puisse tenir compte d’offres plus avantageuses, la Cour impose indirectement une mise en concurrence qui peut aller à l’encontre du choix souverainement arrêté par les représentants des employeurs et des salariés d’une branche. Bien que la négociation collective demeure un pilier du modèle social européen, cet arrêt démontre qu’elle ne constitue pas un domaine entièrement soustrait à l’application des règles du marché intérieur, surtout lorsque ses résultats sont généralisés par une intervention étatique.

Cette décision s’inscrit dans une jurisprudence qui cherche à concilier des objectifs parfois contradictoires. Si la Cour reconnaît la légitimité des systèmes de protection sociale complémentaire et le rôle des partenaires sociaux, elle réaffirme que les modalités de leur mise en œuvre ne doivent pas créer de discriminations ou de restrictions injustifiées à la libre prestation des services. L’obligation de transparence apparaît alors comme l’instrument permettant d’assurer que l’objectif de solidarité et de mutualisation des risques, poursuivi par les régimes de prévoyance, ne serve pas de prétexte à une exclusion arbitraire du marché d’opérateurs économiques compétitifs.

B. La limitation des effets de l’arrêt au nom de la sécurité juridique

Conscient de l’impact systémique de sa décision sur de nombreux régimes de prévoyance existants, le gouvernement français avait sollicité une limitation des effets de l’arrêt dans le temps. La Cour accueille favorablement cette demande, considérant que des raisons impérieuses de sécurité juridique justifiaient de déroger au principe de l’effet rétroactif de ses interprétations. Elle relève le risque de conséquences graves pour l’équilibre financier des régimes et pour la couverture de millions de salariés ayant souscrit de bonne foi des contrats sur la base de la législation en vigueur.

La Cour décide donc que « les effets du présent arrêt ne concerneront pas les accords collectifs portant désignation d’un organisme unique pour la gestion d’un régime de prévoyance complémentaire ayant été rendus obligatoires par une autorité publique […] avant la date de prononcé du présent arrêt ». Cette limitation, qui exclut toutefois les recours juridictionnels déjà introduits, témoigne d’une approche pragmatique. Elle neutralise le potentiel contentieux de masse et préserve la stabilité des situations juridiques établies, tout en imposant pour l’avenir une modification profonde des pratiques nationales. La Cour utilise ainsi avec mesure son pouvoir de modulation temporelle pour ménager une transition ordonnée vers un système plus conforme aux exigences du droit de l’Union.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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