En matière de compétence judiciaire internationale, la détermination du for compétent constitue un enjeu fondamental pour la prévisibilité du droit et la bonne administration de la justice au sein de l’Union européenne. Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne est venu apporter des éclaircissements essentiels sur l’application des règlements Bruxelles I et Bruxelles I bis dans le cadre d’un litige post-contractuel. En l’espèce, une entité communale polonaise, propriétaire d’un logement, a agi en justice en 2013 pour obtenir une indemnité d’occupation à l’encontre des anciens occupants, après la résiliation d’un contrat de bail. Une injonction de payer fut émise. En 2023, l’une des défenderesses, enfant de la locataire initiale, forma une opposition à cette injonction, soulevant l’incompétence des juridictions polonaises au motif qu’elle était domiciliée aux Pays-Bas depuis 2007 et n’avait jamais été partie au contrat de bail. Saisie d’une demande de décision préjudicielle par le tribunal d’arrondissement de Koszalin, la Cour a dû se prononcer sur le règlement applicable dans le temps ainsi que sur la qualification de l’action en indemnisation pour déterminer la juridiction compétente. La question de droit qui se posait était de savoir si une action en paiement d’une indemnité pour l’occupation sans titre d’un immeuble relève de la compétence exclusive en matière immobilière, de la compétence spéciale en matière délictuelle, ou de la compétence dérivant de la pluralité de défendeurs. La Cour de justice a d’abord jugé que le règlement n° 44/2001 était applicable, l’action ayant été intentée avant le 10 janvier 2015. Sur le fond, elle a écarté l’application de la compétence exclusive de l’article 22, point 1, du règlement, pour retenir que l’action « doit être considérée comme relevant de la “matière délictuelle ou quasi délictuelle”, au sens de cet article 5, point 3 ». L’analyse de cette décision révèle une application rigoureuse des règles de compétence qui tend à privilégier une interprétation stricte des compétences exclusives (I), tout en assurant l’effectivité des compétences spéciales fondées sur un lien de rattachement étroit avec le litige (II).
I. L’interprétation stricte des fors exclusifs en matière immobilière
La Cour de justice, fidèle à sa jurisprudence constante, rappelle que les compétences exclusives doivent être interprétées de manière restrictive. Elle rejette ainsi l’application de l’article 22, point 1, du règlement n° 44/2001 en distinguant nettement l’action en indemnisation d’un litige portant sur un droit réel immobilier (A) ou sur un contrat de bail (B).
A. Le rejet de la qualification d’action en matière de droits réels
La Cour considère qu’une action visant au paiement d’une indemnité pour une occupation sans titre ne constitue pas une action « en matière de droits réels immobiliers ». Elle fonde son raisonnement sur la nature du droit invoqué par le demandeur. Pour que la compétence exclusive du lieu de situation de l’immeuble s’applique, l’action doit être fondée « sur un droit réel, lequel grève un bien corporel et produit ses effets à l’égard de tous, et non sur un droit personnel, lequel ne peut être invoqué que contre le débiteur ». En l’occurrence, la demande en paiement d’une indemnité ne vise pas à faire reconnaître ou protéger un droit de propriété opposable à tous, mais à obtenir l’exécution d’une obligation de réparation d’un préjudice à l’encontre d’une personne déterminée. Le droit de propriété de l’entité communale n’est que l’arrière-plan du litige, et non son objet principal. Cette solution est logique, car elle préserve la portée de la compétence exclusive aux seules actions qui, en raison de leur complexité factuelle et de la nécessité d’appliquer des règles spécifiques locales, justifient de déroger au for général du domicile du défendeur.
B. L’exclusion de la qualification d’action en matière de baux d’immeubles
De même, la Cour écarte la qualification de litige relatif aux « baux d’immeubles ». Son analyse repose sur deux constats déterminants. D’une part, le litige trouve son origine non pas dans l’exécution d’un contrat de bail, mais au contraire dans l’absence de tout lien contractuel, puisque le bail avait été préalablement résilié. D’autre part, la défenderesse qui soulevait l’exception d’incompétence n’avait jamais été partie au contrat de bail initial. La Cour rappelle que la compétence exclusive en matière de baux d’immeubles ne s’étend pas aux litiges qui n’ont qu’un lien indirect avec le bail. Une action dirigée contre un tiers au contrat, fondée sur une occupation postérieure à la fin de celui-ci, ne se rattache pas « directement aux droits et aux obligations découlant de ce contrat de bail ». Cette approche prévient une extension excessive de la compétence exclusive et maintient une frontière claire entre les litiges contractuels et ceux qui ne le sont pas, même s’ils concernent le même bien immobilier.
La Cour, ayant ainsi écarté les fors exclusifs liés à la nature immobilière du litige, se tourne vers l’examen des compétences spéciales pour déterminer si le demandeur disposait d’une autre option juridictionnelle.
II. La consécration d’une compétence spéciale fondée sur le fait dommageable
La Cour de justice reconnaît la pertinence des fors spéciaux, qui offrent une alternative au domicile du défendeur lorsque le litige présente un lien de rattachement étroit avec une autre juridiction. Elle valide la compétence fondée sur le lieu du fait dommageable (A) tout en posant des conditions strictes à la concentration des actions en cas de pluralité de défendeurs (B).
A. L’assimilation de l’occupation sans titre à un fait délictuel
La Cour juge qu’une « demande d’indemnisation pour l’occupation non contractuelle d’un immeuble doit être considérée comme relevant de la “matière délictuelle ou quasi délictuelle”, au sens de l’article 5, point 3 » du règlement n° 44/2001. Pour parvenir à cette conclusion, elle applique sa définition autonome de la matière délictuelle, laquelle englobe toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la matière contractuelle. En l’espèce, l’action ne repose pas sur une obligation librement consentie, ce qui exclut la qualification contractuelle. De plus, elle vise à obtenir réparation pour un fait dommageable, à savoir l’occupation illicite du bien, qui cause un préjudice au propriétaire. En qualifiant ainsi la situation, la Cour offre une solution pragmatique qui permet d’attraire le défendeur devant le tribunal du lieu où le dommage s’est produit, c’est-à-dire en Pologne. Cette solution favorise une bonne administration de la justice, la juridiction polonaise étant la mieux placée pour constater les faits relatifs à l’occupation de l’immeuble. La Cour prend toutefois le soin de préciser qu’il appartiendra au juge national de vérifier si la défenderesse a personnellement commis le fait dommageable qui lui est reproché.
B. L’application restrictive de la prorogation de compétence pour connexité
La Cour examine enfin la possibilité de fonder la compétence sur l’article 6, point 1, du règlement, qui permet d’attraire plusieurs défendeurs devant le tribunal du domicile de l’un d’eux. Elle rappelle que cette règle vise à éviter des « solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément ». L’application de ce critère exige une divergence potentielle dans la solution d’une même situation de fait et de droit. Or, en l’espèce, la Cour suggère qu’une telle condition fait probablement défaut. La responsabilité des occupants n’étant pas solidaire en droit polonais, l’obligation de chaque défendeur doit être examinée individuellement. Des jugements différents, condamnant un occupant et en relaxant un autre qui n’aurait pas occupé les lieux durant la période concernée, ne seraient pas inconciliables. Cette interprétation stricte de la notion de décisions inconciliables est constante et vise à empêcher que la règle de la concentration des actions ne soit utilisée pour détourner un défendeur de son juge naturel. Elle réaffirme la primauté du for du domicile du défendeur, les exceptions devant être justifiées par un véritable intérêt de bonne justice.