Par un arrêt en date du 23 décembre 2024, le Conseil d’État se prononce sur les conditions de caractérisation d’un avantage occulte imposable entre les mains d’un dirigeant social, en application de l’article 111, c du code général des impôts. Cette décision offre une clarification importante sur la charge de la preuve incombant à l’administration fiscale lorsqu’elle entend imposer un avantage qu’elle estime avoir été personnellement appréhendé par un contribuable du fait d’opérations financières complexes au sein d’un groupe de sociétés.
En l’espèce, une société a cédé la nue-propriété d’un bien immobilier à une autre société. Le dirigeant de la société cédante était également gérant et associé unique d’une société holding détenant cette dernière, ainsi que l’associé majoritaire de la société cessionnaire. Une partie du prix de vente fut réglée par compensation avec une créance que la société cessionnaire aurait détenue sur la société cédante. L’administration fiscale, lors d’une vérification, a remis en cause la réalité de cette créance, considérant qu’une écriture comptable avait en réalité matérialisé un abandon par la société holding d’une créance qu’elle détenait sur la société cédante. Le service vérificateur a qualifié cette opération d’abandon de créance constitutif d’un profit imposable pour la société cédante, puis a estimé que cette opération dissimulait un avantage occulte au bénéfice du dirigeant commun, et a procédé à un rehaussement de son impôt sur le revenu.
Le contribuable a contesté ce redressement devant le tribunal administratif de Marseille, qui a rejeté sa demande. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Marseille, par un arrêt du 15 juin 2023, a confirmé l’analyse de l’administration. Les juges du fond ont estimé que, l’abandon de créance étant établi, le dirigeant avait bénéficié d’un enrichissement personnel constitutif de revenus distribués. Un pourvoi en cassation a alors été formé par le contribuable.
La question de droit soumise au Conseil d’État était donc de savoir si la seule constatation d’un abandon de créance entre deux sociétés contrôlées par un même dirigeant suffisait à caractériser une distribution occulte imposable à son nom, ou si l’administration fiscale devait en outre prouver l’appréhension effective et personnelle de cet avantage par l’intéressé.
À cette question, la Haute Juridiction administrative répond par la cassation de l’arrêt d’appel. Elle juge qu’en déduisant l’existence d’un avantage occulte de la seule constatation d’un abandon de créance, sans établir ni l’appréhension de cet avantage par le contribuable, ni même la nature de celui-ci, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit. Cette décision vient rappeler fermement l’exigence probatoire qui pèse sur l’administration fiscale pour la qualification de revenus distribués (I), tout en opérant une distinction nécessaire entre la théorie de l’acte anormal de gestion et la notion d’avantage personnellement appréhendé (II).
I. L’exigence probatoire renforcée en matière de revenus distribués
Le Conseil d’État, par cette décision, censure un raisonnement qui s’apparentait à une présomption de distribution. Il réaffirme avec force que la preuve de l’appréhension effective du revenu par le bénéficiaire est une condition sine qua non de l’imposition (A), ce qui conduit logiquement à invalider toute qualification reposant sur une simple déduction tirée d’une opération intragroupe (B).
A. La démonstration impérative de l’appréhension effective du revenu
La solution du Conseil d’État repose sur une lecture stricte des dispositions de l’article 111, c du code général des impôts, qui visent les « rémunérations et avantages occultes ». La notion même de revenu distribué ou d’avantage implique un transfert de valeur depuis le patrimoine de la société vers celui, personnel, de son bénéficiaire. Faute d’un tel transfert, il ne saurait y avoir de matière imposable entre les mains de ce dernier.
Dans l’arrêt commenté, la Haute Juridiction souligne que la cour d’appel a imposé le contribuable « sans établir [l’]appréhension par ce dernier » de l’avantage supposé. Ce faisant, elle rappelle un principe fondamental : il n’appartient pas au contribuable de démontrer qu’il ne s’est pas enrichi, mais bien à l’administration d’apporter la preuve positive de son enrichissement personnel. Cette preuve doit porter sur l’existence, la nature et le montant de l’avantage. Le simple fait que le contribuable soit le dirigeant et l’associé de contrôle des entités concernées par l’opération financière ne suffit pas à renverser cette charge probatoire.
B. La censure d’une qualification par simple déduction
La cour administrative d’appel avait estimé que l’abandon de créance au profit d’une société du groupe constituait par lui-même un « enrichissement personnel » pour le dirigeant. Le Conseil d’État rejette cette analyse, qui opère un raccourci périlleux entre l’avantage retiré par une personne morale et celui qui serait appréhendé par une personne physique, fût-elle le maître des affaires. Le raisonnement des juges du fond revenait à présumer que tout avantage financier obtenu par une société contrôlée par un dirigeant est automatiquement mis à la disposition personnelle de celui-ci.
En cassant l’arrêt pour ce motif, le Conseil d’État précise que la qualification d’avantage occulte ne peut résulter d’une simple inférence. L’administration ne peut se contenter de constater un flux financier qu’elle juge anormal entre deux sociétés pour en déduire une distribution. Elle doit matériellement tracer le chemin de l’avantage et prouver qu’il a bien atterri dans le patrimoine privé du contribuable. La critique est d’autant plus forte que la Haute Juridiction relève que la cour n’avait pas même pris soin de « préciser la nature de l’avantage imposé », ce qui illustre l’insuffisance de la démonstration.
II. La distinction réaffirmée entre acte de gestion et avantage personnel
Au-delà de la question probatoire, la décision clarifie la frontière entre deux mécanismes du droit fiscal souvent liés mais juridiquement distincts : l’acte anormal de gestion, qui affecte le résultat de l’entreprise (A), et l’avantage occulte, qui constitue un revenu pour son bénéficiaire (B).
A. L’abandon de créance, un profit relevant du résultat de la société
L’opération initiale, requalifiée par l’administration en abandon de créance, relève avant tout de la fiscalité des entreprises. Sur le fondement de l’article 38 du code général des impôts, un tel acte, s’il est dépourvu de contrepartie et ne relève pas d’une gestion commerciale normale, est considéré comme une libéralité. La conséquence est que la société qui en bénéficie voit son résultat imposable augmenté du montant de la dette annulée, l’opération étant regardée comme un profit.
Le Conseil d’État ne remet pas en cause cette première étape du raisonnement. L’existence d’un profit imposable au niveau de la société débitrice est une chose ; sa distribution en est une autre. La décision souligne implicitement que ces deux qualifications ne sont pas automatiquement liées. Un acte peut être qualifié d’anormal pour la société qui l’accorde et générer un profit pour celle qui le reçoit, sans pour autant qu’il y ait eu la moindre distribution au profit d’un tiers.
B. L’avantage occulte, un enrichissement sortant du patrimoine social
La qualification d’avantage occulte suppose, quant à elle, que des fonds ou un avantage en nature aient quitté le patrimoine social pour être appréhendés par une personne physique. Il s’agit d’un appauvrissement pour la société et d’un enrichissement corrélatif pour le bénéficiaire. Or, dans le cas d’espèce, l’abandon de créance a enrichi la société débitrice en éteignant son passif, mais rien ne démontrait que cet enrichissement ait été transféré au dirigeant.
En exigeant la preuve de l’appréhension, le Conseil d’État sanctuarise l’autonomie patrimoniale des personnes morales. La fortune d’une société, même contrôlée par une seule personne, ne se confond pas avec celle de son dirigeant. Cette décision a une portée significative pour la sécurité juridique des dirigeants de groupes de sociétés, où les flux financiers intragroupe sont courants. Elle s’oppose à une vision purement économique qui, au prétexte d’une communauté d’intérêts, ignorerait les personnalités juridiques distinctes et ferait peser sur le dirigeant une responsabilité fiscale pour des opérations dont il n’a tiré aucun profit personnel direct et prouvé.