Cour de justice de l’Union européenne, le 27 juin 2018, n°C-364/17

Par un arrêt en date du 27 juin 2018, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les limites temporelles de sa compétence pour interpréter le droit de l’Union en matière de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, une société avait acquis un bien immobilier en Bulgarie au cours de l’année 2004, soit avant l’adhésion de cet État à l’Union européenne le 1er janvier 2007. La vente de ce bien fut par la suite annulée par une décision de la Cour suprême de cassation de Bulgarie en date du 12 février 2015, décision devenue définitive. À la suite de cette annulation, l’administration fiscale bulgare a émis un avis de mise en recouvrement visant à régulariser la TVA que la société acquéreuse avait déduite au moment de l’acquisition initiale en 2004. La société a contesté cette régularisation devant le tribunal administratif de Varna, arguant que le droit national ne prévoyait pas expressément un tel mécanisme en cas d’annulation d’un contrat, mais seulement en cas de résolution. Saisie du litige, la juridiction bulgare a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice sur l’interprétation des dispositions de la directive TVA relatives à la régularisation des déductions. La question essentielle posée à la Cour était de savoir si elle était compétente pour interpréter le droit de l’Union s’agissant d’une opération dont le fait générateur était antérieur à l’adhésion de l’État membre concerné, bien que la cause de la régularisation, à savoir l’annulation judiciaire, fût postérieure à cette adhésion. À cette interrogation, la Cour a répondu en déclinant sa compétence.

I. L’affirmation d’une application temporelle stricte du droit de l’Union

La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse rigoureuse des conditions d’application du droit de l’Union dans le temps, en liant indissolublement le régime de la TVA au moment où l’opération initiale a été effectuée. Elle considère le fait générateur de la taxe comme le point d’ancrage temporel décisif (A), ce qui la conduit à écarter la pertinence des faits postérieurs pour établir sa propre compétence (B).

A. Le fait générateur de la taxe comme point d’ancrage temporel décisif

La Cour rappelle une règle fondamentale du système commun de TVA, consacrée à l’article 63 de la directive TVA, selon laquelle « le fait générateur de la taxe intervient et la taxe devient exigible au moment où la livraison de biens ou la prestation de services est effectuée ». Dans le cas présent, la livraison du bien immobilier a eu lieu en 2004. À cette date, la République de Bulgarie n’était pas encore membre de l’Union européenne, et la directive TVA ne lui était donc pas applicable. La Cour en déduit logiquement que l’ensemble des conséquences fiscales découlant de cette opération, y compris le droit à déduction exercé par l’acquéreur, est né sous l’empire du seul droit national bulgare en vigueur à l’époque.

Le raisonnement de la Cour établit une chaîne de dépendance juridique. Le droit à déduction, qui fait partie intégrante du mécanisme de la TVA, est directement lié à l’exigibilité de cette taxe. Comme la Cour le souligne, ce droit « s’exerce, en principe, au cours de la même période que celle pendant laquelle il a pris naissance, à savoir au moment où la taxe devient exigible ». Puisque l’exigibilité de la taxe est intervenue avant l’adhésion, le droit à déduction qui en découle échappe par nature à la compétence de la Cour et au champ d’application du droit de l’Union. Toute l’économie de l’opération fiscale initiale est ainsi située en dehors du cadre juridique communautaire.

B. Le rejet des faits postérieurs comme critère autonome de compétence

La particularité de l’affaire résidait dans le fait que l’événement déclenchant la demande de régularisation, à savoir la décision juridictionnelle d’annulation de la vente, était intervenu en 2015, soit bien après l’adhésion de la Bulgarie. La juridiction de renvoi s’interrogeait donc sur la possibilité que ce fait nouveau puisse faire entrer la situation dans le champ du droit de l’Union. La Cour écarte fermement cette approche en qualifiant l’obligation de régularisation de simple ajustement d’une situation passée. Elle juge que l’obligation de régularisation est « indissociablement liée à l’exigibilité de la TVA due ou acquittée en amont et au droit à déduction qui en résulte ».

En d’autres termes, la régularisation n’est pas une opération nouvelle et autonome, mais la correction d’une déduction opérée dans le passé. Le mécanisme de régularisation vise seulement à assurer la neutralité de la TVA en ajustant la déduction initiale au regard d’éléments nouveaux. Par conséquent, l’apparition d’un fait postérieur à l’adhésion ne peut suffire à conférer compétence à la Cour pour interpréter des règles de droit de l’Union relatives à une opération qui, dès l’origine, n’a jamais été soumise à ces règles. La Cour confirme ainsi sa jurisprudence selon laquelle « la seule existence d’un quelconque élément postérieur à la date de l’adhésion de l’État membre concerné […] ne suffit pas pour donner compétence à la Cour ».

II. La portée du refus de compétence sur le traitement des situations pré-adhésion

En déclinant sa compétence, la Cour de justice ne se contente pas de trancher une question technique. Sa décision a pour effet de garantir la sécurité juridique des opérations conclues avant l’adhésion d’un État membre (A), tout en confirmant la pleine autonomie du droit national pour la résolution du litige fiscal au fond (B).

A. La garantie de la sécurité juridique pour les opérations antérieures à l’adhésion

La solution retenue par la Cour revêt une importance capitale pour le principe de sécurité juridique. Accepter d’interpréter le droit de l’Union dans de telles circonstances aurait signifié l’application rétroactive, même indirecte, des règles de la directive TVA à des situations entièrement constituées avant que l’État concerné ne soit lié par ces règles. Les opérateurs économiques qui ont agi conformément au droit national en vigueur à une date où le droit de l’Union n’était pas applicable doivent pouvoir compter sur la stabilité de leur situation juridique. Une solution contraire créerait une incertitude inacceptable, en soumettant les effets futurs d’opérations passées à un cadre normatif qui n’existait pas pour elles au moment de leur conclusion.

En refusant de se déclarer compétente, la Cour renforce la prévisibilité du droit pour les transactions antérieures à l’adhésion. Elle trace une frontière temporelle claire : les situations juridiques nées et éteintes avant l’adhésion, ainsi que leurs conséquences directes, même si elles se manifestent ultérieurement, restent régies par le seul droit national. Cette orthodoxie juridique préserve la confiance légitime des justiciables dans le système normatif qui leur était applicable et évite de perturber des équilibres économiques établis de longue date.

B. L’autonomie conservée du droit national pour la résolution du litige fiscal

La conséquence immédiate du refus de compétence est de renvoyer la résolution du litige au seul droit interne bulgare. Il appartiendra donc au tribunal administratif de Varna de statuer sur le fond de l’affaire en interprétant ses propres lois fiscales. La juridiction nationale devra déterminer si, en l’absence de disposition expresse sur l’annulation, les règles prévues pour la résolution d’un contrat peuvent être appliquées par analogie, comme le suggérait l’administration fiscale. Le droit de l’Union ne lui offrira aucune ligne directrice pour trancher ce débat. Cette situation illustre parfaitement la limite de l’harmonisation fiscale au sein de l’Union lorsque des éléments temporels complexes entrent en jeu.

En définitive, l’arrêt met en lumière une zone où le droit national conserve sa pleine souveraineté. Bien que le litige porte sur la TVA, un impôt largement harmonisé, les circonstances de l’espèce le placent en dehors du périmètre d’intervention du juge de l’Union. La décision rappelle ainsi que l’adhésion à l’Union européenne n’a pas pour effet de purger toutes les situations juridiques passées ni de les attirer dans l’orbite du droit de l’Union lorsque leurs racines sont exclusivement ancrées dans l’ordre juridique national préexistant. Le sort fiscal de l’annulation de la vente sera donc tranché par le seul juge bulgare, au regard de ses propres principes d’interprétation du droit.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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