Cour de justice de l’Union européenne, le 22 juin 2016, n°C-267/15

Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne précise les conditions d’exercice du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, une commune néerlandaise avait fait construire des bâtiments avant de les céder à une fondation pour un prix de vente correspondant à environ dix pour cent de leur coût de revient. La commune avait ensuite déduit l’intégralité de la taxe ayant grevé la construction. Par la suite, la fondation acquéreuse avait mis gratuitement une partie des immeubles à la disposition d’établissements scolaires, tandis que les autres parties étaient louées dans le cadre d’opérations exonérées de taxe sur la valeur ajoutée, à l’exception des installations sportives. L’administration fiscale a contesté la déduction opérée par la commune, estimant que la vente à un prix très inférieur au coût de revient, suivie d’une utilisation non économique par l’acquéreur, devait limiter le droit à déduction initial.

La procédure a débuté par un avis de redressement de l’inspecteur des impôts, qui a été contesté par la commune. Saisie du litige, le Gerechtshof te Amsterdam (cour d’appel d’Amsterdam), par une décision du 25 avril 2013, a considéré que le droit à déduction de la commune devait être limité à la proportion des bâtiments que la fondation affectait à des opérations taxées. Cette analyse liait donc l’étendue du droit à déduction du vendeur à l’utilisation ultérieure du bien par l’acheteur. Un pourvoi en cassation a été formé par la commune devant le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), qui a décidé de surseoir à statuer. La juridiction de renvoi a ainsi soumis à la Cour de justice la question de savoir si un assujetti qui vend un bâtiment à un prix très inférieur à son coût de construction conserve un droit à déduction intégral, alors même que l’acquéreur destine une partie du bien à une activité non économique.

À cette question, la Cour de justice répond que l’assujetti bénéficie d’un droit à la déduction de la totalité de la taxe sur la valeur ajoutée acquittée en amont. Elle juge que ce droit n’est pas affecté par le fait que le prix de vente est inférieur au coût de revient, ni par l’usage ultérieur du bien par l’acquéreur. La solution, qui réaffirme avec force les principes fondamentaux du système de la taxe sur la valeur ajoutée (I), conduit à une déconnexion rigoureuse entre le droit à déduction de l’opérateur initial et l’utilisation ultérieure du bien par son acquéreur (II).

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I. La réaffirmation des principes fondamentaux du système de la taxe sur la valeur ajoutée

La Cour de justice fonde sa décision sur les mécanismes essentiels de la taxe sur la valeur ajoutée, en rappelant d’une part que le principe de neutralité fiscale constitue le fondement du droit à déduction (A) et, d’autre part, que ce droit demeure indépendant de l’activité ultérieure de l’acquéreur (B).

A. Le principe de neutralité fiscale, fondement du droit à déduction

Le droit à déduction est un élément central du système commun de la taxe sur la valeur ajoutée, car il garantit la neutralité de l’impôt pour les opérateurs économiques. La Cour rappelle que ce mécanisme vise à soulager entièrement l’assujetti du poids de la taxe due ou acquittée dans le cadre de ses activités économiques. Ainsi, comme le souligne l’arrêt, « Le système commun de TVA garantit, par conséquent, la parfaite neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités, à condition que lesdites activités soient elles-mêmes soumises à la TVA ». L’existence d’un droit à déduction est donc conditionnée à la seule affectation des biens ou services acquis en amont à la réalisation d’opérations taxées en aval.

En l’espèce, la commune a utilisé les bâtiments construits pour réaliser une opération de livraison soumise à la taxe sur la valeur ajoutée. Cette livraison, bien qu’effectuée à un prix inférieur au coût de revient, constitue une activité économique taxée. Dès lors, la condition d’affectation est remplie et le droit à déduction prend naissance immédiatement et pour la totalité de la taxe ayant grevé les dépenses de construction. Le résultat déficitaire de l’opération est indifférent, car la logique du système n’est pas de taxer le profit mais la consommation, en assurant que la charge fiscale ne pèse pas sur les intermédiaires de la chaîne économique.

B. L’indépendance du droit à déduction vis-à-vis de l’activité de l’acquéreur

La Cour de justice précise ensuite que les conditions d’exercice du droit à déduction s’apprécient uniquement au niveau de l’assujetti qui réalise l’opération taxée. Elle rejette fermement toute approche qui tiendrait compte de l’utilisation future du bien par l’acquéreur. Une telle dépendance introduirait une incertitude juridique contraire aux principes du système commun. L’arrêt énonce clairement que la directive « ne subordonne pas le droit à déduction à une condition liée à l’utilisation des biens ou des services en cause par la personne qui reçoit de l’assujetti ces biens ou ces services ». En effet, lier le droit du vendeur aux choix de l’acheteur reviendrait à rendre le premier dépendant des décisions du second, lesquelles peuvent en outre évoluer dans le temps.

Cette position garantit la sécurité juridique pour l’opérateur initial. Au moment où il réalise son opération taxée, son droit à déduction est définitivement acquis sur la base de ses propres activités. L’analyse de la Cour d’appel d’Amsterdam, qui fractionnait le droit à déduction du vendeur en fonction des activités taxées et non taxées de l’acquéreur, est donc invalidée. La Cour de justice opère une distinction claire entre les opérations successives : la vente par la commune est une opération autonome, dont le régime fiscal ne saurait être contaminé par le régime applicable aux opérations ultérieures réalisées par la fondation.

II. La portée d’une application stricte du mécanisme de déduction

En consacrant une déconnexion nette entre les opérations du vendeur et celles de l’acquéreur, la Cour de justice définit les contours pratiques du droit à déduction. Elle précise l’incidence limitée d’un prix de vente très inférieur au prix de revient (A) et confirme implicitement que seule la qualification d’abus de droit pourrait faire obstacle à ce mécanisme (B).

A. L’incidence limitée d’un prix de vente inférieur au prix de revient

La circonstance que le prix de vente soit substantiellement inférieur au coût de revient de l’immeuble était un élément central du litige. L’administration fiscale y voyait un indice justifiant une limitation du droit à déduction. La Cour de justice écarte cet argument en se référant à sa jurisprudence antérieure. Elle juge que le fait qu’une opération économique se solde par une perte est sans pertinence pour le droit à déduction. La seule limite serait celle d’une contrepartie purement symbolique, qui pourrait conduire à requalifier l’opération. L’arrêt rappelle à cet égard que « la déduction ne peut pas être limitée à proportion de la différence entre ce prix et ce coût, même si ledit prix est considérablement moins élevé que le coût de revient, à moins qu’il ne soit purement symbolique ».

Un prix correspondant à dix pour cent du coût de revient, bien que très faible, n’est donc pas considéré comme symbolique au point de remettre en cause la nature onéreuse de la transaction. Cette analyse préserve la liberté de gestion des opérateurs économiques, qui peuvent décider de vendre à perte pour diverses raisons stratégiques ou contraintes, sans que cela n’affecte leur droit à déduction. La solution ne confère cependant pas un blanc-seing à toutes les transactions déficitaires, mais elle fixe un seuil de contrôle élevé, celui du caractère non dérisoire du prix, pour reconnaître l’existence d’une activité économique véritable.

B. L’exclusion sous-jacente de l’abus de droit comme limite au mécanisme

Si la Cour de justice ne se prononce pas directement sur la notion d’abus de droit, cette question demeure en filigrane de sa décision. La juridiction de renvoi avait elle-même écarté cette qualification au motif que la gestion et la responsabilité des bâtiments avaient été effectivement transférées à la fondation, excluant un montage purement artificiel. La solution de la Cour de justice s’inscrit dans ce contexte factuel où l’opération, bien que fiscalement avantageuse, n’a pas été jugée abusive. Le raisonnement de la Cour n’est donc pleinement applicable qu’en l’absence de fraude ou d’abus.

Un montage dont l’unique finalité serait d’obtenir un avantage fiscal contraire à l’objectif de la directive pourrait être sanctionné sur le terrain de l’abus de droit. La présente décision confirme que, lorsque la transaction est réelle et poursuit un objectif économique ou social propre, même si elle est réalisée à perte, les principes de neutralité et de déduction immédiate s’appliquent sans restriction. La portée de l’arrêt réside ainsi dans la confirmation qu’une optimisation fiscale, même agressive, reste légitime tant qu’elle ne bascule pas dans l’artificialité et l’abus. La frontière entre les deux demeure une question d’appréciation factuelle laissée aux juridictions nationales.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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