Cour de justice de l’Union européenne, le 21 décembre 2016, n°C-154/15

Par un arrêt du 21 décembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, s’est prononcée sur l’interprétation de la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs. Cette décision est intervenue dans le cadre de plusieurs renvois préjudiciels émanant de juridictions espagnoles, confrontées à des litiges entre des consommateurs et des établissements de crédit. En l’espèce, des particuliers avaient souscrit des contrats de prêt hypothécaire contenant des clauses dites « plancher », lesquelles fixaient un taux d’intérêt minimal en deçà duquel le taux variable du prêt ne pouvait descendre.

À la suite d’une action collective, le Tribunal suprême espagnol, par un arrêt du 9 mai 2013, avait déclaré le caractère abusif de ces clauses en raison d’un défaut de transparence, mais avait décidé de limiter dans le temps les effets de cette nullité. Il avait ainsi jugé que la restitution des sommes indûment perçues par les banques ne s’appliquerait qu’aux paiements effectués postérieurement à la date de sa décision, invoquant le principe de sécurité juridique et le risque de troubles économiques graves. Saisies à leur tour par des consommateurs dans le cadre de recours individuels visant à obtenir la restitution intégrale des montants versés depuis la conclusion de leur contrat, plusieurs juridictions espagnoles ont interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle limitation temporelle avec le droit de l’Union.

La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 s’oppose à ce qu’une juridiction nationale puisse limiter les effets restitutoires liés à la déclaration de nullité d’une clause abusive, en n’ordonnant le remboursement des sommes indûment versées qu’à compter du prononcé de la décision constatant ce caractère abusif.

À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge que la disposition précitée doit être interprétée en ce sens qu’elle fait obstacle à une jurisprudence nationale qui limite dans le temps les effets restitutoires de la déclaration du caractère abusif d’une clause. Selon la Cour, la déclaration judiciaire du caractère abusif doit avoir pour conséquence le rétablissement de la situation en droit et en fait qui aurait été celle du consommateur en l’absence de ladite clause, ce qui implique une restitution intégrale des avantages indûment perçus par le professionnel.

Cette solution réaffirme avec force le principe d’une restitution intégrale comme conséquence directe de l’inefficacité des clauses abusives (I), tout en consacrant la primauté de la protection effective des consommateurs sur les considérations d’ordre économique national (II).

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I. La consécration de la restitution intégrale comme corollaire de l’inefficacité des clauses abusives

La Cour fonde sa décision sur une interprétation stricte du régime de protection instauré par la directive 93/13, en tirant toutes les conséquences du principe selon lequel une clause abusive ne lie pas le consommateur. Ce faisant, elle affirme que la nullité d’une telle clause impose un retour à la situation antérieure (A) et rejette la possibilité pour les juridictions nationales de moduler les effets de cette sanction (B).

A. Le principe de non-assujettissement et le rétablissement du *statu quo ante*

L’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 dispose que les clauses abusives ne lient pas les consommateurs. La Cour de justice rappelle que cette disposition doit être considérée comme une norme d’ordre public, visant à substituer à l’équilibre formel du contrat un équilibre réel entre les droits et obligations des parties. La conséquence logique et nécessaire de ce principe est que la clause déclarée abusive doit être réputée n’avoir jamais existé. La Cour le formule sans ambiguïté en affirmant qu’une telle clause « doit être considérée, en principe, comme n’ayant jamais existé, de sorte qu’elle ne saurait avoir d’effet à l’égard du consommateur ».

Dès lors, la constatation judiciaire de l’abus ne fait que révéler une nullité qui affectait la clause *ab initio*. La seule sanction apte à garantir l’effet utile de la directive est donc celle qui replace le consommateur dans la situation juridique et factuelle qui aurait été la sienne en l’absence de cette clause. Cet objectif ne peut être atteint que par la restitution de l’intégralité des sommes que le consommateur a versées au professionnel sur le fondement de la clause nulle. L’obligation de restitution n’est donc pas une simple conséquence de la nullité ; elle en est la condition même de l’effectivité, garantissant que le professionnel ne puisse tirer aucun profit de son comportement illicite.

B. Le rejet de la faculté de limitation temporelle par le juge national

La Cour de justice opère une distinction fondamentale entre les modalités procédurales, que les droits nationaux peuvent aménager, et la substance même de la protection accordée aux consommateurs. Si les États membres peuvent fixer des conditions pour la mise en œuvre de la sanction, comme des délais de prescription raisonnables, ces règles ne sauraient porter atteinte au droit de ne pas être lié par une clause abusive. Or, une limitation des effets restitutoires dans le temps constitue précisément une atteinte à la substance de ce droit.

En l’espèce, la jurisprudence du Tribunal suprême espagnol revenait à valider indirectement les effets de la clause abusive pour toute la période antérieure à sa décision du 9 mai 2013. Une telle solution priverait le consommateur d’une partie de la protection que lui confère la directive. La Cour rappelle par ailleurs qu’il lui appartient à elle seule, « compte tenu de l’exigence fondamentale d’une application uniforme et générale du droit de l’Union, de décider des limitations dans le temps à apporter à l’interprétation qu’elle donne d’une telle règle ». En refusant aux juridictions nationales la faculté de moduler la rétroactivité de la nullité, la Cour préserve non seulement l’intégrité de la protection des consommateurs mais aussi sa propre compétence exclusive en matière d’interprétation uniforme du droit de l’Union.

II. La primauté de la protection effective du consommateur sur les considérations économiques nationales

Au-delà du raisonnement juridique sur la portée de l’article 6, la décision de la Cour repose sur une analyse téléologique de la directive, qui met en balance l’objectif de protection des consommateurs avec les arguments de sécurité juridique et de stabilité économique invoqués par la juridiction espagnole. La Cour considère qu’une protection partielle est insuffisante et contraire à l’effet dissuasif recherché (A), écartant ainsi les préoccupations d’ordre macroéconomique (B).

A. L’exigence d’une protection adéquate et efficace et son effet dissuasif

La Cour souligne que l’objectif de la directive, tel qu’énoncé à son article 7, est de garantir des moyens « adéquats et efficaces afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives ». Une jurisprudence qui permettrait au professionnel de conserver les fruits d’une clause abusive jusqu’à ce qu’une décision de justice constate sa nullité irait à l’encontre de cet objectif. Comme l’indique la Cour, une telle protection « se révèle, ainsi, incomplète et insuffisante et ne constitue un moyen ni adéquat ni efficace pour faire cesser l’utilisation de ce type de clauses ».

L’effet dissuasif de la sanction est un élément central du raisonnement. Si les professionnels savaient qu’ils ne risquent qu’une restitution limitée aux sommes perçues après une éventuelle condamnation future, ils seraient peu incités à cesser d’insérer des clauses abusives dans leurs contrats. Le risque financier serait alors considérablement réduit, voire nul si le contentieux n’est pas initié. En imposant une restitution intégrale, la Cour fait de la sanction de la nullité un instrument non seulement réparateur pour le consommateur, mais aussi préventif, en rendant l’utilisation de clauses abusives économiquement désavantageuse pour les professionnels.

B. La mise à l’écart des arguments de sécurité juridique et de risque de troubles économiques

Le Tribunal suprême espagnol avait justifié la limitation des effets de la nullité par le principe de sécurité juridique et par la nécessité d’éviter des « troubles économiques graves » que la rétroactivité totale aurait pu engendrer pour le secteur bancaire. La Cour de justice, sans nier l’importance de ces principes, estime qu’ils ne sauraient prévaloir sur l’application effective du droit de l’Union en matière de protection des consommateurs.

La Cour reconnaît que l’autorité de la chose jugée peut faire obstacle à la remise en cause de situations définitivement tranchées, ce qui constitue une application légitime du principe de sécurité juridique. Cependant, elle refuse que ce principe puisse être invoqué pour paralyser de manière générale les droits que les consommateurs tirent de la directive pour des contrats en cours ou non encore jugés. En subordonnant les considérations économiques nationales à l’exigence d’une protection uniforme et effective des consommateurs sur l’ensemble du territoire de l’Union, la Cour réaffirme la primauté du droit de l’Union et la hiérarchie des normes qu’elle implique. La stabilité économique d’un secteur, aussi importante soit-elle, ne peut justifier de priver les consommateurs d’un droit fondamental conféré par le législateur européen.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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