Par un arrêt en date du 2 juillet 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur l’interprétation de la notion d’« aires de repos » dans le cadre du régime de protection stricte des espèces animales prévu par la directive 92/43/CEE, dite « directive habitats ».
En l’espèce, un promoteur immobilier avait entrepris des travaux de construction sur un terrain où la présence du grand hamster, une espèce protégée, était avérée. Des mesures, telles que le retrait de la couche végétale, furent mises en œuvre à proximité immédiate de terriers de cet animal, et au moins deux entrées de terriers furent détruites. Ces opérations n’avaient pas fait l’objet d’une autorisation administrative préalable. En conséquence, une administration municipale autrichienne a infligé une amende à un employé du promoteur, considérant qu’il était responsable de la détérioration ou de la destruction d’aires de repos de l’espèce protégée.
L’employé a contesté cette sanction devant le tribunal administratif de Vienne, arguant notamment que les terriers concernés n’étaient plus utilisés par l’animal au moment des faits. Saisi du litige, le tribunal a adressé à la Cour de justice une demande de décision préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si l’interdiction de détériorer ou de détruire les « aires de repos », telle que prévue à l’article 12, paragraphe 1, sous d), de la directive « habitats », s’étend aux aires qui ne sont plus activement occupées par l’espèce protégée.
À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative, en posant toutefois une condition. Elle juge que la notion d’« aires de repos » comprend également celles qui ne sont plus occupées, « dès lors qu’il existe une probabilité suffisamment élevée que ladite espèce revienne sur ces aires de repos », et précise qu’il incombe à la juridiction nationale de vérifier l’existence d’une telle probabilité.
Il convient donc d’analyser la portée de cette interprétation extensive de la notion d’aires de repos (I), avant d’en examiner les implications pratiques et les difficultés d’application (II).
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I. L’interprétation extensive de la protection des aires de repos
La solution retenue par la Cour de justice consacre une approche fonctionnelle et préventive de la protection des habitats. Elle affirme ainsi l’autonomie de la protection de l’aire de repos par rapport à la présence effective de l’animal (A), tout en introduisant un critère probabiliste pour en délimiter temporellement la portée (B).
A. La consécration d’une protection indépendante de l’occupation continue
La Cour de justice interprète la directive « habitats » à la lumière de son objectif principal, qui est d’assurer le maintien ou le rétablissement des espèces dans un état de conservation favorable. En ce sens, elle rappelle que l’article 12, paragraphe 1, sous d), de la directive interdit « la détérioration ou la destruction des sites de reproduction ou des aires de repos ». La Cour souligne que, contrairement à d’autres dispositions du même article, celle-ci ne requiert pas un caractère intentionnel de l’acte de destruction, ce qui témoigne de la volonté du législateur de l’Union d’accorder une protection accrue à ces sites.
Cette protection ne vise pas directement les spécimens de l’espèce, mais les lieux qui sont essentiels à leur cycle de vie. Par conséquent, conditionner cette protection à la présence permanente et avérée de l’animal viderait la disposition d’une partie de son effet utile. Les aires de repos, comme les terriers du grand hamster, sont des structures qui peuvent être réutilisées par la même espèce au fil des saisons ou des années. Leur destruction compromettrait donc la capacité de l’espèce à se maintenir dans son aire de répartition naturelle, même si l’animal était absent au moment précis des travaux. Ainsi, la Cour dissocie la protection du site de son occupation effective.
B. L’instauration d’un critère de probabilité de retour
Afin d’éviter une protection indéfinie et absolue de toute aire de repos anciennement utilisée, la Cour introduit une condition pragmatique. La protection perdure uniquement « dès lors qu’il existe une probabilité suffisamment élevée que ladite espèce revienne sur ces aires de repos ». Ce critère finaliste permet de distinguer les sites encore fonctionnels pour l’écosystème de l’espèce de ceux qui ont perdu toute pertinence écologique. L’appréciation de cette probabilité est laissée au juge national, qui devra se fonder sur des éléments factuels et scientifiques.
Ce faisant, la Cour transpose dans le champ juridique une réalité biologique : de nombreuses espèces, notamment celles qui hibernent ou migrent, utilisent de manière cyclique leurs aires de repos ou de reproduction. Le critère de la « probabilité suffisamment élevée » de retour assure une protection continue de ces sites durant les périodes d’inoccupation. Il s’agit d’une approche dynamique qui tient compte du comportement de l’espèce concernée, ce qui renforce la cohérence du système de protection stricte instauré par la directive.
Cette solution, bien que clarifiant l’étendue de la protection, soulève néanmoins des questions quant à sa mise en œuvre concrète et à la sécurité juridique pour les opérateurs économiques.
II. Les implications pratiques de la solution et le défi de sa mise en œuvre
L’arrêt renforce considérablement l’obligation de vigilance pesant sur les aménageurs (A), mais la notion de « probabilité suffisamment élevée » introduit un élément d’incertitude juridique dont la gestion s’avère délicate (B).
A. Le renforcement des obligations des opérateurs économiques
En étendant la protection aux aires de repos temporairement inoccupées, la Cour de justice alourdit de fait la charge qui pèse sur les maîtres d’ouvrage. Avant toute intervention sur un terrain susceptible d’abriter des espèces protégées, il ne suffit plus de vérifier la présence actuelle de spécimens. Il devient impératif d’évaluer également la potentialité d’un retour de l’espèce sur des sites antérieurement utilisés. Cette exigence implique la conduite d’études d’impact environnemental plus approfondies, faisant appel à des expertises écologiques pointues sur le comportement des espèces concernées.
Cette jurisprudence promeut ainsi une application renforcée du principe de précaution. Le doute quant à la possibilité de retour de l’espèce doit profiter à la protection de l’habitat. Les opérateurs ne peuvent plus se prévaloir de l’absence visible et immédiate de l’animal pour justifier des travaux destructeurs. Ils doivent démontrer, par une analyse circonstanciée, que l’aire de repos est définitivement abandonnée et ne présente plus de fonctionnalité écologique pour l’espèce. L’absence d’une telle démonstration expose le responsable des travaux à des sanctions, comme dans l’affaire au principal.
B. L’incertitude liée à l’appréciation de la « probabilité de retour »
La principale difficulté de l’arrêt réside dans le caractère non défini du critère de « probabilité suffisamment élevée ». Cette notion, laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond, peut conduire à une insécurité juridique et à des divergences d’interprétation entre les États membres ou même entre les juridictions nationales. L’évaluation de cette probabilité dépendra de nombreux facteurs complexes : le comportement de l’espèce, la distance des autres populations, la qualité de l’habitat environnant et le temps écoulé depuis la dernière occupation.
Cette incertitude risque de générer des contentieux importants, les promoteurs et les associations de protection de l’environnement pouvant avoir des appréciations opposées sur le caractère « suffisamment élevé » de la probabilité. Le rôle des experts deviendra central et potentiellement source de conflits. Pour pallier cette difficulté, il pourrait être nécessaire que des lignes directrices, nationales ou européennes, viennent préciser les critères techniques permettant d’objectiver cette évaluation. Sans de telles précisions, l’équilibre que la directive « habitats » cherche à établir entre la protection de la biodiversité et les « exigences économiques, sociales et culturelles » pourrait s’en trouver fragilisé.