Par un arrêt du 19 septembre 2013, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur l’interprétation de l’article 24, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité. En l’espèce, une société de promotion immobilière, établie dans un premier État membre, a fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité. Peu avant l’ouverture formelle de cette procédure, des fonds importants ont été versés au bénéfice de cette société, qui les a déposés sur des comptes ouverts auprès d’un établissement bancaire situé dans un second État membre. La société débitrice a ensuite donné l’ordre à cet établissement de payer, avec ces fonds, l’un de ses propres créanciers, une société tierce. Le jugement déclaratif de faillite a été prononcé dans le premier État membre le 4 juillet 2006, emportant dessaisissement du débiteur à compter de cette date. Le lendemain, le 5 juillet 2006, l’établissement bancaire, ignorant l’ouverture de la procédure collective, a exécuté l’ordre de paiement au profit du créancier désigné.
Les curateurs, désignés pour administrer la faillite, ont alors agi en restitution des fonds contre l’établissement bancaire. Ils soutenaient que le paiement, intervenu postérieurement au dessaisissement du débiteur, était inopposable à la masse des créanciers. L’établissement bancaire a refusé la restitution, en invoquant la protection de l’article 24 du règlement, qui prévoit un effet libératoire pour celui qui exécute une obligation au profit du débiteur en ignorant l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité. La juridiction commerciale du premier État membre, saisie du litige, a alors adressé une question préjudicielle à la Cour de justice. Elle cherchait à savoir si le mécanisme de protection prévu à l’article 24, paragraphe 1, du règlement, couvrant l’exécution d’une obligation « au profit du débiteur », pouvait s’étendre à un paiement effectué sur l’ordre de ce même débiteur, mais au bénéfice d’un de ses créanciers. La Cour de justice a répondu par la négative, jugeant que le champ d’application de cette disposition ne couvre pas un paiement fait, sur ordre du débiteur insolvable, à un créancier de celui-ci. Cette solution repose sur une interprétation stricte de la protection accordée par le règlement (I), laquelle est justifiée par la nécessité de préserver les objectifs fondamentaux du droit de l’Union en matière d’insolvabilité (II).
I. Une interprétation restrictive de la protection libératoire
La Cour de justice adopte une lecture littérale du texte du règlement pour définir le champ de la protection (A), ce qui la conduit à considérer comme indifférente la qualité du tiers qui exécute le paiement (B).
A. L’exclusion du paiement au créancier du débiteur
La Cour fonde son raisonnement sur une analyse sémantique de l’article 24, paragraphe 1, du règlement. Ce texte dispose que celui qui « exécute une obligation au profit du débiteur soumis à une procédure d’insolvabilité » est libéré de son obligation s’il ignorait l’ouverture de ladite procédure. L’interprétation de la Cour se concentre sur les termes « au profit du débiteur ». Elle estime que, dans leur acception courante, ces mots désignent une exécution dont le débiteur insolvable est le bénéficiaire direct. Un paiement effectué en faveur d’un tiers, fût-il un créancier du débiteur et même s’il est réalisé sur son ordre, ne correspond pas à cette définition. Le bénéficiaire effectif de la prestation est dans ce cas le créancier qui reçoit les fonds, et non le débiteur dont le patrimoine est diminué.
Pour conforter son analyse, la Cour souligne que l’article 24, paragraphe 1, précise que l’obligation « aurait dû » être exécutée au profit du syndic. Cette mention confirme que la disposition vise les créances que des tiers détiennent envers le débiteur failli, lesquelles, après l’ouverture de la procédure, doivent être payées à la masse représentée par le syndic. L’article protège donc le débiteur du failli qui, de bonne foi, se libère de sa dette directement entre les mains de son créancier initial, ignorant que celui-ci a perdu le pouvoir d’en disposer. La situation d’une banque exécutant un ordre de paiement pour le compte de son client au profit d’un tiers est donc structurellement différente de l’hypothèse visée par le texte.
B. L’indifférence de la qualité d’intermédiaire bancaire
La Cour de justice précise que la nature de l’entité qui procède au paiement litigieux n’a pas d’incidence sur l’application de la règle. Le fait que l’exécutant soit un établissement bancaire, agissant sur instruction de son client, ne modifie pas l’analyse juridique. La banque, en exécutant l’ordre de virement, remplit certes une obligation contractuelle envers son client, le futur failli. Toutefois, cette exécution ne s’analyse pas comme une prestation « au profit de » ce dernier au sens de l’article 24. Comme le souligne l’arrêt, « le débiteur n’a pas été le bénéficiaire dudit paiement ».
En agissant ainsi, la banque n’est pas un débiteur du failli qui se libère de sa propre dette, mais un mandataire qui exécute un acte de disposition pour le compte de son mandant. L’opération s’analyse comme un paiement réalisé par le débiteur insolvable lui-même, par l’intermédiaire d’un tiers. L’acte de paiement appauvrit la masse des créanciers au profit d’un seul d’entre eux, ce qui sort manifestement du cadre de la protection instituée par le règlement. L’intermédiation bancaire ne saurait donc transformer la nature de l’opération et la faire entrer dans le champ d’une exception d’interprétation stricte.
Cette interprétation littérale est guidée par les finalités mêmes du droit de l’insolvabilité, ce qui justifie la portée conférée à la décision.
II. Une solution téléologique au service du droit de l’insolvabilité
La décision de la Cour se justifie par la volonté de préserver l’intégrité de la masse des créanciers (A), tout en clarifiant la portée limitée de la protection offerte aux tiers de bonne foi (B).
A. La préservation du principe d’égalité des créanciers
L’un des objectifs cardinaux du règlement n° 1346/2000, rappelé par la Cour, est d’empêcher les manœuvres visant à améliorer la situation juridique d’une partie au détriment des autres, notamment par des déplacements d’actifs. Admettre qu’un paiement à un créancier spécifique, sur ordre du débiteur failli, puisse être couvert par l’article 24, reviendrait à créer une brèche majeure dans le principe d’égalité des créanciers. Cela permettrait au débiteur, après son dessaisissement, de choisir discrétionnairement les créanciers qui seront payés, en violation des règles de distribution collective. Une telle interprétation encouragerait le débiteur à vider ses comptes bancaires situés dans d’autres États membres au profit de créanciers privilégiés.
En refusant cette lecture extensive, la Cour préserve l’effet de dessaisissement qui frappe le débiteur et garantit que l’actif disponible soit réparti entre tous les créanciers selon l’ordre des privilèges légaux. L’arrêt affirme ainsi que l’article 24 ne doit pas être interprété « dans un sens qui permette que la masse soit également diminuée des avoirs que le débiteur failli doit à des créanciers ». La protection de la bonne foi du tiers payeur ne saurait prévaloir sur l’objectif fondamental de traitement égalitaire des créanciers, qui constitue l’essence même de toute procédure d’insolvabilité. La solution est donc une manifestation de la cohérence systémique du règlement.
B. La portée limitée de la protection du tiers de bonne foi
En conséquence, la Cour de justice délimite strictement le périmètre de la protection accordée au tiers de bonne foi. L’article 24, paragraphe 1, constitue une exception au principe de reconnaissance immédiate des effets du jugement d’ouverture dans tous les États membres. En tant qu’exception, il doit être interprété de manière restrictive. La protection ne vise qu’un cas de figure précis : celui où un débiteur du failli s’acquitte de sa dette entre les mains de ce dernier, alors qu’il aurait dû payer le syndic. Toute autre situation, notamment celle où un tiers exécute un acte de disposition ordonné par le failli, est exclue de cette protection dérogatoire.
Il est cependant essentiel de noter que l’arrêt ne statue pas sur la responsabilité finale de l’établissement bancaire. La Cour précise que l’inapplicabilité de l’article 24 « n’entraîne pas, en soi, l’obligation pour la banque concernée de restituer la somme litigieuse à la masse des créanciers ». Cette question, celle d’une éventuelle faute de la banque ou d’un autre fondement de responsabilité, est renvoyée au droit national applicable, déterminé par les règles de conflit de lois. La portée de l’arrêt est donc de priver le tiers de la protection spécifique du règlement européen, mais non de sceller son sort sur le fond. Il appartiendra à la juridiction nationale d’apprécier sa responsabilité à l’aune de son propre droit.