Cour de justice de l’Union européenne, le 15 juillet 2021, n°C-60/20

Dans un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’étendue des obligations incombant aux propriétaires d’installations de service ferroviaire en vertu de la directive 2012/34/UE. Les faits à l’origine du litige principal concernaient un propriétaire d’un bâtiment qui abritait une installation de service, vraisemblablement exploitée par un locataire. Le propriétaire entendait mettre fin au contrat de bail afin de réaffecter l’immeuble à un autre usage. Une entreprise ferroviaire, qui utilisait cette installation, s’est opposée à cette démarche en invoquant un droit d’accès non discriminatoire fondé sur le droit de l’Union.

La procédure a conduit une juridiction nationale, confrontée à l’interprétation de la législation européenne, à interroger la Cour de justice. Les questions posées visaient à déterminer, d’une part, si l’obligation de garantir un accès équitable aux installations de service pèse sur le propriétaire qui n’en est pas l’exploitant. D’autre part, il s’agissait de savoir si le droit de l’Union faisait obstacle à ce que ce même propriétaire puisse mettre un terme à un contrat de bail pour reprendre son bien. Le cœur du problème juridique portait donc sur la délimitation entre les objectifs de régulation du marché ferroviaire et le respect du droit de propriété et de la liberté contractuelle.

À ces questions, la Cour a apporté une réponse doublement négative. Elle juge que « l’obligation de fournir à toutes les entreprises ferroviaires un accès non discriminatoire aux installations de service […] ne saurait être imposée aux propriétaires de telles installations qui n’en sont pas les exploitants ». De plus, elle précise que les dispositions pertinentes « ne sont pas applicables à une situation dans laquelle le propriétaire d’un bâtiment abritant une installation de service […] entend mettre fin à un contrat de bail portant sur ce bâtiment afin de réaffecter ce dernier à son propre usage ». La solution retenue opère ainsi une distinction nette entre le statut d’exploitant et celui de propriétaire, tout en cantonnant les obligations d’accès à la seule phase d’exploitation active de l’installation.

L’analyse de cette décision révèle une interprétation stricte des obligations liées à l’espace ferroviaire unique (I), dont la portée confirme la protection du droit de propriété face aux impératifs de la régulation sectorielle (II).

I. Une interprétation stricte des obligations d’accès

La Cour de justice adopte une lecture littérale et finaliste de la directive 2012/34, en distinguant clairement la figure de l’exploitant de celle du propriétaire (A) et en circonscrivant l’obligation d’accès à la seule gestion de l’installation (B).

A. La dissociation de l’obligation d’accès de la qualité de propriétaire

La décision commentée établit sans ambiguïté que les devoirs imposés par l’article 13 de la directive sont fonctionnels et non réels. En affirmant que l’obligation d’accès ne peut être imposée aux propriétaires non-exploitants, la Cour souligne que la régulation vise celui qui fournit activement le service et contrôle l’accès à l’installation. Le législateur européen a entendu réguler un marché de services, ce qui implique de cibler l’opérateur économique qui y agit. Attribuer une telle charge au simple détenteur du droit de propriété, qui peut être étranger à l’activité ferroviaire elle-même, constituerait une extension non justifiée du texte.

Cette solution clarifie que l’obligation d’accès est une contrainte pesant sur l’exercice d’une activité économique spécifique, et non une servitude grevant le bien immobilier en lui-même. Le raisonnement de la Cour est donc cohérent avec l’objectif de la directive, qui est d’assurer une concurrence loyale entre les entreprises ferroviaires en leur garantissant l’accès aux infrastructures et services essentiels à leur activité, et non de régir le droit des biens. Le propriétaire qui se contente de percevoir un loyer n’est pas un acteur du marché ferroviaire, et la Cour refuse de lui en imposer les contraintes.

B. La limitation de l’obligation d’accès à la phase d’exploitation

Le second point de l’arrêt s’inscrit dans la continuité logique du premier, en traitant des limites temporelles et matérielles de l’obligation. La Cour juge que le droit d’accès prévu par la directive ne s’applique pas à la décision du propriétaire de mettre fin à un bail pour réaffecter son bien. Cette précision est capitale, car elle signifie que le droit de l’Union ne crée pas un droit au maintien indéfini d’une installation de service contre la volonté de son propriétaire. La régulation de l’accès intervient lorsque l’installation est opérationnelle et offerte sur le marché. Elle ne saurait en revanche dicter la décision même d’affecter ou de maintenir un bien à cet usage.

En conséquence, les règles de droit commun des contrats, et notamment celles régissant le bail, conservent leur plein empire. Le propriétaire retrouve sa liberté de gestion patrimoniale une fois ses engagements contractuels arrivés à leur terme. La Cour évite ainsi que la régulation sectorielle ne conduise à une forme d’expropriation indirecte des prérogatives du propriétaire. La solution est mesurée : elle assure l’accès tant que le service existe, mais ne contraint pas à la perpétuation de ce service, préservant ainsi l’équilibre entre les objectifs de politique des transports et les principes fondamentaux du droit civil.

II. La portée de la solution : la prévalence du droit de propriété

Au-delà de son apport technique, l’arrêt revêt une portée de principe en réaffirmant la place du droit de propriété dans le cadre normatif européen (A), délimitant ainsi clairement le périmètre de l’interventionnisme régulateur (B).

A. La réaffirmation de la protection du droit de propriété

La décision illustre la manière dont la Cour de justice articule les objectifs de marché intérieur avec les droits fondamentaux, parmi lesquels figure le droit de propriété. En refusant d’imposer des obligations d’accès au propriétaire non-exploitant et en validant son droit de mettre fin à un bail, la Cour protège substantiellement les attributs du droit de propriété : l’usus, le fructus et l’abusus. Elle reconnaît que le propriétaire doit pouvoir décider de l’affectation de son bien et disposer de la liberté de ne pas contracter ou de ne pas renouveler un contrat.

Cette position confère une sécurité juridique appréciable aux investisseurs immobiliers, qui pourraient être dissuadés d’acquérir ou de louer des biens à des opérateurs de services ferroviaires si cela devait entraîner des contraintes perpétuelles sur leur propriété. La valeur de cet arrêt réside donc dans sa capacité à tracer une frontière nette, empêchant que la législation sectorielle ne porte une atteinte disproportionnée à un droit fondamental. La Cour rappelle implicitement que toute restriction au droit de propriété doit être prévue par un texte clair, nécessaire et proportionnée à l’objectif d’intérêt général poursuivi, ce qui n’était pas le cas en l’espèce pour une simple relation de bail.

B. La délimitation du champ de la régulation du marché ferroviaire

En termes de portée, cet arrêt constitue un jalon important dans la définition du pouvoir du régulateur ferroviaire. Il signifie que l’ouverture à la concurrence ne peut se faire au prix d’une remise en cause des fondements du droit des biens et des contrats. La régulation s’arrête là où commence la gestion patrimoniale privée, dès lors que le propriétaire n’est pas lui-même l’opérateur du service concerné. Cette décision aura probablement pour effet de responsabiliser davantage les exploitants d’installations de service, qui ne pourront plus se prévaloir du droit de l’Union pour garantir la pérennité de leur activité indépendamment de leurs accords contractuels avec les propriétaires.

Cette jurisprudence invite ainsi à une lecture prudente des textes de régulation économique. Elle confirme que ces derniers doivent être interprétés à la lumière des principes généraux du droit, et non comme des régimes autonomes et dérogatoires en toute circonstance. L’arrêt pourrait être qualifié d’arrêt de principe, en ce qu’il énonce une règle claire, transposable à d’autres secteurs régulés où la distinction entre propriétaire d’une infrastructure et exploitant d’un service est pertinente. Il circonscrit le champ d’action de la politique européenne des transports au fonctionnement du marché, sans s’immiscer dans les relations patrimoniales qui le sous-tendent.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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