Cour d’appel administrative de Paris, le 3 juillet 2025, n°24PA03641

Une société commerciale a sollicité d’une collectivité publique une indemnisation pour le préjudice résultant de la fin de l’occupation de locaux à usage de bowling et de bar, situés dans un parc de stationnement. Cette occupation avait débuté en 1978 par une sous-concession, puis s’était poursuivie, après l’expiration de la concession principale en 2004, par une convention d’occupation domaniale d’un an, signée en 2007 et renouvelée jusqu’au 31 décembre 2009. Postérieurement à cette date, la société s’est maintenue dans les lieux sans titre formel pendant près de dix ans, tout en s’acquittant d’une indemnité d’occupation. En 2019, l’administration lui a demandé de libérer les lieux, ce que la société a accepté et exécuté. Sa demande d’indemnisation ayant été rejetée par la collectivité, la société a saisi le tribunal administratif de Paris, qui a rejeté sa requête. La société a alors interjeté appel du jugement, maintenant ses prétentions indemnitaires.

L’appelante soutenait que le refus d’indemnisation était illégal, que l’administration avait commis une faute en procédant à une éviction irrégulière sans motif d’intérêt général, et que sa responsabilité sans faute était engagée en raison du préjudice anormal et spécial subi. Se posait ainsi la question de savoir si un occupant du domaine public, maintenu dans les lieux pendant une longue période après l’expiration de son titre, peut obtenir réparation du préjudice né de la fin de son occupation, que ce soit sur le fondement de la faute ou de la rupture d’égalité devant les charges publiques. Par la décision commentée, la cour administrative d’appel rejette la requête, confirmant l’absence de tout droit à indemnisation pour l’occupant. Elle juge que l’occupation sans titre et la précarité inhérente au statut de l’occupation domaniale font obstacle à la reconnaissance d’une quelconque responsabilité de la personne publique.

La solution s’articule autour d’une double exclusion de la responsabilité administrative. Elle écarte d’abord toute responsabilité pour faute en validant la démarche de l’administration face à un occupant sans titre (I), avant de rejeter ensuite, de manière tout aussi ferme, l’engagement de la responsabilité sans faute en raison de la situation irrégulière de l’occupant (II).

I. L’éviction de l’occupant sans titre : une solution exempte de faute de l’administration

La cour administrative d’appel justifie l’absence de faute de la collectivité en s’appuyant, d’une part, sur le caractère précaire de l’occupation du domaine public qui prive l’occupant de tout droit acquis au maintien dans les lieux (A), et d’autre part, sur l’inapplicabilité des dispositions protectrices du fonds de commerce à sa situation (B).

A. La réaffirmation du caractère précaire de l’occupation domaniale

L’arrêt rappelle avec force le principe selon lequel les autorisations d’occupation du domaine public sont délivrées à titre précaire et révocable. Il en découle qu’aucun occupant ne peut se prévaloir d’un droit au renouvellement de son titre. En l’espèce, la société requérante, dont le dernier titre formel avait expiré le 31 décembre 2009, ne pouvait ignorer cette précarité. La cour souligne que ni la longue durée de l’occupation, qui s’est étendue sur plus de quarante ans, ni le versement continu d’une redevance ne sauraient constituer « par elle-même l’existence d’une autorisation tacite d’occupation du domaine public ».

Le juge administratif refuse de voir dans la tolérance prolongée de l’administration une source de droits pour l’occupant. La circonstance que la collectivité n’ait pas réagi lorsque l’occupant a engagé des travaux de modernisation en 2014 est jugée « indifférente sur le caractère sans droit ni titre de son occupation ». Par cette analyse, la cour réaffirme que la passivité de l’administration ne peut transformer une occupation de fait, même ancienne, en une situation juridique stable et protégée. L’occupant demeurait sans titre depuis près d’une décennie, ce qui rendait sa position fondamentalement fragile et exposée à une demande de libération des lieux à tout moment, sans que l’administration ait à justifier d’un motif d’intérêt général pour ne pas « renouveler » un titre qui n’existait plus.

B. L’inapplicabilité du régime de la propriété commerciale à l’occupant sans titre

La société requérante tentait de faire valoir l’existence d’un fonds de commerce pour fonder sa demande indemnitaire, s’appuyant implicitement sur les évolutions législatives récentes. La loi du 18 juin 2014 a en effet consacré la possibilité d’exploiter un fonds de commerce sur le domaine public, ouvrant ainsi la voie à une meilleure protection des investissements des occupants. Toutefois, la cour écarte sans détour l’application de ce régime en se fondant sur un critère temporel rigoureux.

Elle énonce que les dispositions de l’article L. 2124-32-1 du code général de la propriété des personnes publiques, issues de la loi de 2014, « ne sont, dès lors qu’elles n’en ont pas disposé autrement, applicables qu’aux seuls fonds de commerce dont les exploitants occupent le domaine public en vertu de titres délivrés à compter de son entrée en vigueur ». Or, le dernier titre de la société ayant pris fin en 2009, soit bien avant l’intervention de la loi, elle ne pouvait utilement se prévaloir de ce dispositif. Cette application stricte de la loi dans le temps confirme que la protection du fonds de commerce sur le domaine public ne bénéficie pas aux situations précaires antérieures qui ne sont pas couvertes par un titre en cours de validité. L’absence de titre régulier fait donc doublement obstacle à la prétention de l’occupant.

Le rejet de la responsabilité pour faute étant ainsi solidement établi, la cour examine le second fondement invoqué par la requérante, celui de la responsabilité sans faute.

II. Le rejet de la responsabilité sans faute et la confirmation de l’absence de droit à indemnisation

La cour exclut également l’engagement de la responsabilité sans faute de la collectivité, en opposant à l’occupant le principe de précarité de l’occupation domaniale (A), mais aussi et surtout en retenant que le préjudice allégué trouve sa source dans la situation irrégulière dans laquelle l’occupant s’est lui-même placé (B).

A. Le principe de précarité, obstacle à l’engagement de la responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques

La responsabilité sans faute de la puissance publique peut être engagée lorsqu’une mesure légale cause à un administré un préjudice anormal et spécial. La société requérante soutenait que la perte de son fonds de commerce, exploité depuis plusieurs décennies, constituait un tel préjudice. La cour rejette cette argumentation par une formule de principe claire et sans équivoque, rappelant que « la précarité des autorisations d’occupation du domaine public fait obstacle à ce que la responsabilité de la puissance publique puisse être engagée sur le fondement du principe de l’égalité des citoyens devant les charges publiques à l’égard d’un particulier dont l’autorisation n’est pas renouvelée ».

Ce faisant, le juge considère que le non-renouvellement d’un titre d’occupation, ou a fortiori la fin d’une occupation sans titre, ne constitue pas un aléa anormal pour l’occupant. Le caractère précaire de l’autorisation est une caractéristique inhérente et fondamentale de la domanialité publique, que tout occupant est censé connaître et accepter. Le préjudice qui en résulte n’est donc ni spécial, ni anormal, mais constitue la simple réalisation d’un risque inhérent à son activité sur le domaine public. La solidarité nationale, sur laquelle repose la responsabilité pour rupture d’égalité, n’a pas vocation à couvrir un tel risque.

B. La situation irrégulière de l’occupant, cause exclusive de son propre préjudice

Au-delà du principe général, la cour achève de priver la demande de tout fondement en pointant la responsabilité de l’occupant dans la survenance de son propre dommage. La motivation de l’arrêt est ici particulièrement sévère et met en lumière le comportement de la société. Le juge constate qu’elle a occupé les lieux sans autorisation pendant près de dix ans après l’échéance de son dernier titre contractuel. Cette occupation de fait, bien que tolérée, était constitutive d’une situation irrégulière.

Dans ces conditions, la cour estime que « le préjudice qu’elle invoque résulte d’une situation à laquelle elle s’est sciemment exposée et ne peut, dès lors, lui ouvrir un quelconque droit à réparation ». Cette analyse, qui s’apparente à une forme d’exception de risque ou de faute de la victime, est décisive. Elle signifie que l’occupant qui choisit de se maintenir dans les lieux sans titre valable ne peut ensuite se plaindre des conséquences de la fin de cette situation précaire. Il est l’artisan de son propre malheur, et sa persistance dans l’illégalité le prive de toute légitimité à rechercher la responsabilité de la puissance publique, même sans faute. La solution est une illustration de la rigueur avec laquelle le juge administratif traite les occupants sans titre du domaine public.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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