L’arrêt rendu par la cour administrative d’appel le 27 juin 2025 offre un éclairage sur l’application de la garantie décennale des constructeurs et sur les règles de recevabilité de l’appel incident. En l’espèce, un syndicat mixte, maître d’ouvrage d’une station d’épuration, a constaté des désordres sur l’ouvrage après sa réception. Il a engagé une procédure de référé-expertise plusieurs années après, puis a saisi le tribunal administratif pour obtenir l’indemnisation de ses préjudices de la part du constructeur. Par un jugement du 10 avril 2024, le tribunal administratif de Caen a condamné le constructeur à indemniser une partie des désordres, ceux affectant un bâtiment de stockage, mais a rejeté la demande pour les désordres touchant un autre local de prétraitement, jugeant l’action prescrite sur ce point. Le constructeur a interjeté appel de sa condamnation, soutenant que l’ensemble de l’action était prescrit et que, subsidiairement, les désordres n’étaient pas de nature décennale. Le maître d’ouvrage a formé un appel incident, contestant le rejet de sa demande relative au local de prétraitement. La question de droit soumise à la cour était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si la reconnaissance de responsabilité par le constructeur et la saisine du juge des référés avaient pu interrompre le délai de prescription de la garantie décennale. D’autre part, il appartenait à la cour d’apprécier si l’appel incident du maître d’ouvrage, portant sur un chef de préjudice distinct de celui visé par l’appel principal, était recevable. La cour administrative d’appel rejette l’appel principal du constructeur, confirmant que le délai de prescription a bien été interrompu et que les désordres rendaient l’ouvrage impropre à sa destination. En revanche, elle déclare irrecevable l’appel incident du maître d’ouvrage, au motif qu’il soulève un litige distinct de celui de l’appel principal.
L’analyse de la décision révèle ainsi une approche rigoureuse tant sur le fond du droit de la construction (I) que sur les règles de procédure contentieuse (II).
I. La confirmation de l’engagement de la responsabilité décennale du constructeur
La cour confirme la solution des premiers juges en écartant d’abord le moyen tiré de la prescription de l’action (A), avant de caractériser l’existence de désordres de nature décennale (B).
A. Le rejet de la prescription par l’effet des interruptions successives
Le constructeur arguait de l’expiration du délai de garantie décennale, considérant que celui-ci avait commencé à courir dès la date de réception initiale de l’ouvrage. Toutefois, la cour écarte cette argumentation en s’appuyant sur deux mécanismes interruptifs successifs. Elle relève d’abord qu’une réunion de chantier tenue en 2009, au cours de laquelle l’entreprise a non seulement admis l’existence des fissures mais s’est engagée à effectuer des travaux de reprise, constitue une reconnaissance de responsabilité. L’arrêt précise à ce titre que « ces circonstances constituent une reconnaissance de responsabilité de la part de l’entreprise, qui a interrompu à son égard le délai de la garantie décennale ». Ce faisant, elle applique une solution classique selon laquelle l’engagement du débiteur de réparer les désordres vaut reconnaissance de sa dette et fait courir un nouveau délai. Ensuite, la cour retient que la saisine du juge des référés en 2015 a de nouveau interrompu le délai de prescription qui avait recommencé à courir. L’instance en référé a produit ses effets jusqu’à son extinction, et le délai a ensuite été suspendu jusqu’au dépôt du rapport d’expertise, conformément à l’article 2239 du code civil. La combinaison de ces événements a permis de préserver les droits du maître d’ouvrage, justifiant le rejet de l’exception de prescription.
B. La caractérisation de désordres rendant l’ouvrage impropre à sa destination
À titre subsidiaire, le constructeur soutenait que les désordres constatés ne revêtaient pas la gravité nécessaire pour engager sa responsabilité décennale. Il prétendait qu’une étanchéité absolue n’était pas requise et que certaines fuites devaient être tolérées. La cour balaie cet argument en se fondant sur les conclusions détaillées du rapport d’expertise. Elle retient que les défauts ne se limitaient pas à un simple manque d’étanchéité mais consistaient en « des fissures actives entraînant des écoulements avec des conséquences lourdes pour l’ouvrage ». L’expert avait démontré que ces désordres compromettaient la solidité de la structure à terme, en dégradant le béton et les armatures, et rendaient l’ouvrage impropre à sa destination. Cette impropriété était caractérisée non seulement par les risques pour la structure elle-même, mais aussi par les dangers créés pour le personnel d’exploitation et pour l’environnement. En jugeant que de tels désordres engageaient la responsabilité décennale, la cour rappelle que l’appréciation de l’impropriété à la destination se fait au regard de l’usage attendu de l’ouvrage et des exigences de sécurité et de salubrité qui y sont attachées.
II. La sanction procédurale d’un appel incident soulevant un litige distinct
Au-delà de la question de la responsabilité, l’arrêt se distingue par l’application rigoureuse qu’il fait des règles encadrant l’appel incident (A), ce qui emporte des conséquences significatives pour les parties (B).
A. L’irrecevabilité d’un appel étendant l’objet du litige
Le maître d’ouvrage, bien qu’ayant obtenu gain de cause sur une partie de ses demandes, a tenté par la voie de l’appel incident de contester le rejet de ses prétentions relatives à un autre bâtiment. La cour, relevant d’office ce moyen, a déclaré ces conclusions irrecevables. Elle juge en effet qu’elles soulèvent « un litige distinct de celui dont se trouve saisie la cour par l’appel principal ». L’appel principal du constructeur ne portait que sur sa condamnation relative aux désordres du bâtiment de stockage des boues. L’appel incident du maître d’ouvrage visait, lui, la partie du jugement ayant rejeté sa demande concernant le local de prétraitement. La cour considère que l’appel incident ne peut avoir pour effet d’élargir le périmètre du litige tel qu’il a été défini par l’appelant principal. Cette solution réaffirme un principe fondamental de la procédure d’appel, qui veut que l’appel incident, pour être recevable, doit se rattacher au litige soumis au juge par l’appel principal et ne peut servir à contester des chefs de jugement totalement autonomes que l’appelant principal n’a pas remis en cause.
B. La portée de la distinction des chefs de préjudice en matière d’appel
La décision illustre les risques d’une stratégie procédurale hasardeuse. En s’abstenant de former un appel principal contre la partie du jugement qui lui était défavorable dans le délai imparti, le maître d’ouvrage a perdu toute possibilité de la contester. Il ne pouvait espérer se greffer sur l’appel du constructeur pour rouvrir un débat que ce dernier n’avait pas souhaité porter devant la cour. Cette décision constitue un rappel sévère du principe selon lequel chaque partie qui succombe, même partiellement, doit sécuriser ses propres droits en formant un appel principal si elle souhaite contester les chefs de décision qui lui sont défavorables. L’irrecevabilité de l’appel incident a ici pour conséquence de rendre définitive la décision de première instance sur la prescription de l’action relative aux désordres du local de prétraitement. La portée de cet arrêt est donc avant tout pédagogique : il souligne la nécessité pour les plaideurs de bien délimiter l’objet de leurs recours et de ne pas se méprendre sur la fonction de l’appel incident, qui reste une voie de recours dépendante de l’appel principal.