Par un arrêt en date du 10 juin 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur les conditions de mise en œuvre de l’obligation de solliciter une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées et de leurs habitats. En l’espèce, une société porteuse d’un projet de centrale photovoltaïque s’est vu délivrer un permis de construire par le préfet. Une association de protection de l’environnement, ayant constaté la présence d’espèces d’amphibiens protégées sur le site, a demandé au préfet de mettre en demeure l’exploitant de déposer un dossier de demande de dérogation au titre de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. Face au refus implicite de l’administration, l’association a saisi le tribunal administratif, lequel a fait droit à sa demande en annulant la décision préfectorale et en enjoignant au préfet d’agir. La société exploitante a interjeté appel de ce jugement. Le litige porté devant la cour administrative d’appel l’amène à statuer en application d’une nouvelle disposition législative, issue d’une loi du 30 avril 2025, qui modifie substantiellement le régime de la dérogation « espèces protégées ».
La question de droit soulevée par cette décision est donc de déterminer dans quelle mesure des mesures d’évitement et de réduction, appréciées à la lumière d’un nouveau dispositif législatif, peuvent écarter l’obligation de solliciter une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées, alors même que la présence de ces dernières sur le site d’un projet est avérée.
La cour administrative d’appel répond en annulant le jugement de première instance. Elle juge que les dispositions du nouvel article L. 411-2-1 du code de l’environnement, qui dispensent de dérogation lorsque des mesures d’évitement et de réduction efficaces rendent le risque de destruction « comme n’étant pas suffisamment caractérisé », ne sont pas incompatibles avec le droit de l’Union européenne. Faisant ensuite une application concrète de ce texte, elle estime que les engagements pris par l’exploitant, incluant des mesures d’évitement, de restauration écologique et un suivi sur le long terme, permettent de considérer que ce risque n’est pas suffisamment caractérisé, justifiant ainsi l’absence de nécessité de déposer une demande de dérogation.
La cour administrative d’appel, par cette décision, précise les contours de l’obligation de dérogation en consacrant l’autonomie d’un nouveau mécanisme d’exonération (I), avant de procéder à une application concrète de ce dernier, révélatrice d’une approche pragmatique du risque environnemental (II).
I. La consécration d’un mécanisme d’exonération fondé sur l’effectivité des mesures correctrices
La décision commentée revêt une portée particulière en ce qu’elle est l’une des premières à se prononcer sur la validité et l’interprétation du nouveau dispositif législatif encadrant la dérogation « espèces protégées ». La cour valide d’abord ce mécanisme au regard du droit de l’Union européenne (A), avant de clarifier les conditions de son application, centrées sur une appréciation du risque résiduel (B).
A. La conformité du droit interne au droit de l’Union européenne
L’association requérante soulevait une exception d’inconventionnalité des dispositions de l’article L. 411-2-1 du code de l’environnement, arguant de leur contrariété avec les articles 12 et 16 de la directive « Habitats » du 21 mai 1992. Selon cette argumentation, le droit de l’Union imposerait un régime de protection stricte dont il ne pourrait être dérogé que dans des conditions limitatives, ce que le nouveau texte français chercherait à contourner. La cour écarte ce moyen par un raisonnement en deux temps. D’une part, elle relève que ces dispositions « ne sont pas intervenues pour transposer cette directive mais pour transposer la directive (UE) 2023/2413 du 18 octobre 2023 dite directive RED III ». D’autre part, elle souligne que cette dernière directive prévoit spécifiquement que, pour les projets d’énergies renouvelables, « toute mise à mort ou perturbation des espèces protégées […] n’est pas considérée comme intentionnelle » lorsque le projet comporte les mesures d’atténuation nécessaires.
Ce faisant, la cour estime que la condition posée par le droit français, à savoir la diminution du risque au point qu’il ne soit plus « suffisamment caractérisé », est similaire à celle de l’existence de « mesures d’atténuation nécessaires » posée par le droit européen. La solution est claire : en l’absence de caractère intentionnel de l’atteinte, le régime de dérogation n’a pas à s’appliquer. En conséquence, la cour juge qu’il n’y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle.
B. La définition d’une approche conditionnée par l’appréciation du risque résiduel
Au-delà de la question de conventionnalité, la cour explicite le fonctionnement du nouveau mécanisme. Elle rappelle que la nécessité d’une dérogation doit être examinée « dès lors que des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet, sans que l’applicabilité du régime de protection dépende, à ce stade, ni du nombre de ces spécimens, ni de l’état de conservation des espèces protégées présentes ». Toutefois, elle consacre l’innovation de la loi de 2025, qui subordonne cette nécessité à une seconde étape d’analyse.
Le juge doit désormais vérifier si le « risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé ». Pour ce faire, il doit tenir compte des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Si ces dernières « présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé, il n’est pas nécessaire de solliciter une dérogation « espèces protégées » ». Le pivot du raisonnement n’est donc plus la seule existence d’un risque initial, mais bien l’appréciation d’un risque résiduel après application des mesures correctrices.
II. Une application pragmatique centrée sur la consistance des engagements de l’exploitant
Après avoir posé le cadre juridique, la cour procède à une analyse détaillée des faits de l’espèce, qui illustre sa méthode d’appréciation. Elle examine scrupuleusement les mesures proposées par l’exploitant (A) et accorde une place déterminante au dispositif de suivi prévu (B).
A. L’examen détaillé des mesures d’évitement et de réduction
La cour se livre à un contrôle concret et approfondi des mesures avancées par la société exploitante, qui avaient été jugées insuffisantes par le tribunal administratif. Elle relève d’abord que l’implantation de panneaux sur la mare litigieuse avait été abandonnée. Surtout, elle s’appuie sur l’étude d’impact actualisée pour lister un ensemble de dispositions spécifiques : adaptation du calendrier des travaux pour éviter les périodes de reproduction, balisage de la zone sensible, et création de nouvelles mares temporaires.
De plus, la cour répond précisément à l’argument de l’association concernant la destruction d’une haie formant un corridor écologique. Elle constate que l’étude d’impact actualisée prévoit le maintien partiel des deux haies centrales, préservant ainsi un passage pour les amphibiens entre les deux points d’eau. Le juge prend également en compte « l’engagement de les respecter pris par le porteur de projet », même en l’absence de transcription de ces mesures dans un permis de construire modificatif. Cette approche factuelle, qui consiste à évaluer la consistance et la crédibilité des mesures annoncées, marque un passage d’une logique de suspicion à une logique de confiance contrôlée envers le pétitionnaire.
B. Le rôle décisif du dispositif de suivi à long terme
Un élément final semble emporter la conviction de la cour : l’existence d’un solide dispositif de suivi post-projet. L’étude d’impact prévoit en effet « la mise en place d’un suivi écologique sur une période de 20 ans » ainsi qu’un « suivi de recolonisation du site par la faune ». Ce suivi n’est pas seulement passif, puisqu’il inclut une « adaptation de la gestion des milieux en fonction des résultats ».
En valorisant cet engagement, la cour met en lumière la seconde condition posée par l’article L. 411-2-1 du code de l’environnement, à savoir l’intégration d’un « dispositif de suivi permettant d’évaluer l’efficacité de ces mesures et, le cas échéant, de prendre toute mesure supplémentaire nécessaire ». Cette dimension adaptative du projet apparaît comme une garantie d’effectivité essentielle. Elle permet de s’assurer de l’absence d’incidence négative importante sur le long terme, justifiant en contrepartie de ne pas imposer la procédure, plus lourde et rigide, de la dérogation. La décision illustre ainsi une évolution du droit de l’environnement, qui privilégie une gestion dynamique et adaptative des risques plutôt qu’une interdiction systématique.