Par un arrêt rendu dans l’affaire C-115/88, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur l’interprétation de l’article 16, paragraphe 1, de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968. Cette décision trouve son origine dans un litige concernant une donation de la nue-propriété de biens immobiliers situés en France, consentie par des époux résidant en Allemagne à leur fils. Un créancier des donateurs a engagé une action paulienne devant le tribunal du lieu de situation des immeubles, sur le fondement de l’article 1167 du Code civil français, afin de faire déclarer cet acte inopposable à son égard.
Le tribunal de grande instance de Grasse, saisi de l’affaire, a affirmé sa compétence en se fondant sur l’article 16, paragraphe 1, de la Convention de Bruxelles, qui attribue une compétence exclusive aux tribunaux de l’État contractant où l’immeuble est situé « en matière de droits réels immobiliers ». Saisie d’un contredit de compétence, la cour d’appel d’Aix-en-Provence, par un arrêt du 18 novembre 1987, a sursis à statuer. Elle a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle visant à déterminer si l’action paulienne, lorsqu’elle concerne un acte de disposition sur un immeuble, relève de cette compétence exclusive.
La question posée à la Cour était donc de savoir si une action personnelle, telle que l’action paulienne, qui vise à rendre inopposable un acte translatif de droit réel immobilier, doit être qualifiée de litige « en matière de droits réels immobiliers » au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la Convention.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que la notion de litige « en matière de droits réels immobiliers » doit recevoir une interprétation autonome et stricte, ne visant que les actions qui statuent directement sur la nature ou l’étendue d’un droit réel immobilier. Elle estime que l’action paulienne, fondée sur un droit de créance personnel, n’entre pas dans cette catégorie. La solution de la Cour repose ainsi sur une définition précise du champ d’application de la compétence exclusive en matière immobilière (I), ce qui conduit logiquement à l’exclusion de l’action paulienne de son domaine (II).
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I. La délimitation rigoureuse de la compétence exclusive en matière de droits réels immobiliers
La Cour de justice encadre strictement la compétence spéciale de l’article 16, paragraphe 1, de la Convention de Bruxelles. Pour ce faire, elle consacre une méthode d’interprétation autonome et restrictive de la notion de litige « en matière de droits réels immobiliers » (A), fondée sur la finalité même de cette règle de compétence (B).
A. L’affirmation d’une interprétation autonome et stricte de la notion
La Cour commence son raisonnement en posant le principe fondamental de l’autonomie des notions de la Convention de Bruxelles. Elle juge qu’« il convient de déterminer de manière autonome, en droit communautaire, le sens de l’expression « en matière de droits réels immobiliers » ». Cette approche est essentielle pour garantir une application uniforme de la Convention dans tous les États contractants, en prévenant les divergences d’interprétation qui résulteraient de l’application des catégories juridiques propres à chaque droit national.
Ensuite, la Cour rappelle que les règles de compétence exclusive dérogent au principe général de la compétence du tribunal du domicile du défendeur. Par conséquent, elles ne sauraient être interprétées de manière extensive. La Cour souligne que « l’article 16 ne doit pas être interprété dans un sens plus étendu que ne le requiert son objectif dès lors qu’il a pour effet de priver les parties du choix du for qui autrement serait le leur ». Cette interprétation restrictive vise à limiter les cas où un défendeur est attrait devant une juridiction qui n’est ni celle de son domicile, ni celle choisie par les parties, préservant ainsi la prévisibilité et la sécurité juridique.
B. Le critère finaliste de la compétence spéciale
Pour définir le contenu de cette notion autonome, la Cour se réfère à la raison d’être de la compétence exclusive prévue à l’article 16, paragraphe 1. Le motif essentiel de cette règle est la proximité du tribunal du lieu de situation de l’immeuble avec l’objet du litige. La Cour énonce que « le tribunal du lieu de situation est le mieux à même, compte tenu de la proximité, d’avoir une bonne connaissance des situations de fait et d’appliquer les règles et usages qui sont, en général, ceux de l’État de situation ». Cette justification pragmatique constitue le fondement du critère de délimitation.
Partant de cette finalité, la Cour en déduit le champ d’application matériel de la compétence exclusive. Celle-ci n’englobe pas toutes les actions ayant un lien avec un immeuble, mais uniquement celles qui « tendent à déterminer l’étendue, la consistance, la propriété, la possession d’un bien immobilier ou l’existence d’autres droits réels sur ces biens et à assurer aux titulaires de ces droits la protection des prérogatives qui sont attachées à leur titre ». Seuls les litiges dont l’objet principal est le droit réel immobilier lui-même justifient donc le recours à cette compétence d’exception.
II. L’exclusion justifiée de l’action paulienne du champ de la compétence exclusive
Forte de cette définition stricte, la Cour de justice examine la nature de l’action paulienne pour la confronter au critère qu’elle a dégagé. Elle met en évidence la nature purement personnelle de cette action (A), ce qui la rend imperméable aux considérations accessoires, notamment celles liées à la publicité foncière (B).
A. La nature personnelle de l’action paulienne
La Cour analyse la nature juridique de l’action paulienne en droit français pour déterminer si elle correspond à la définition des litiges en matière de droits réels immobiliers. Son analyse se concentre sur le fondement et l’objet de l’action. Elle retient que « l’action dite « paulienne » trouve son fondement dans le droit de créance, droit personnel du créancier vis-à-vis de son débiteur, et a pour objet de protéger le droit de gage dont peut disposer le premier sur le patrimoine du second ». Le litige ne porte donc pas sur le droit de propriété en lui-même, mais sur la protection d’une créance.
Le résultat de l’action paulienne, qui est de rendre l’acte de disposition inopposable au seul créancier poursuivant, confirme cette analyse. L’acte frauduleux n’est ni annulé ni révoqué ; sa validité entre les parties et à l’égard des tiers autres que le créancier n’est pas affectée. En outre, l’examen d’une telle action ne requiert pas l’application de règles spécifiques au lieu de situation de l’immeuble. La compétence du tribunal du lieu de situation de l’immeuble ne s’impose donc pas.
B. La portée de la solution et le rejet des arguments accessoires
Enfin, la Cour écarte l’argument tiré des règles de publicité foncière. Certains droits nationaux imposent la publication des actions judiciaires visant à remettre en cause des actes de disposition immobiliers. Toutefois, la Cour juge que « cette circonstance ne suffit pas, à elle seule, à justifier la compétence exclusive des tribunaux de l’État contractant où l’immeuble objet de ces droits est situé ». La nécessité d’une publicité locale peut être satisfaite indépendamment de la détermination de la juridiction compétente.
La portée de cet arrêt est considérable. En clarifiant la notion de litige « en matière de droits réels immobiliers », la Cour de justice établit une solution de principe qui préserve la cohérence du système de la Convention de Bruxelles. Elle évite une extension excessive des compétences exclusives et confirme que la nature d’une action, personnelle ou réelle, demeure le critère déterminant, même lorsque l’action a des incidences sur un bien immobilier. L’action paulienne conserve ainsi sa nature d’action personnelle, relevant en principe de la compétence des tribunaux du domicile du débiteur défendeur.