Cour de justice de l’Union européenne, le 8 décembre 2005, n°C-220/03

Par un arrêt en date du 8 décembre 2005, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de l’immunité fiscale dont bénéficie une institution de la Communauté dans son État membre d’accueil. En l’espèce, une institution communautaire, dont le siège est établi en Allemagne, louait plusieurs immeubles pour son usage officiel. Conformément à la législation fiscale nationale, ces opérations de location étaient exonérées de la taxe sur le chiffre d’affaires. En conséquence, les bailleurs de ces immeubles ne pouvaient déduire la taxe qu’ils avaient eux-mêmes acquittée en amont sur les biens et services nécessaires à l’entretien et à la gestion desdits immeubles. L’institution communautaire soutenait que cette charge fiscale non déductible était inévitablement répercutée par les bailleurs dans le montant des loyers, la contraignant ainsi à supporter indirectement une taxe.

À la suite du refus de l’administration fiscale nationale de procéder au remboursement de cette taxe indirectement supportée, l’institution a saisi la Cour de justice en vertu de la clause compromissoire stipulée dans l’accord de siège conclu avec l’État membre. L’institution requérante prétendait que l’accord de siège, interprété à la lumière du Protocole sur les privilèges et immunités, imposait à l’État membre de rembourser toute taxe sur le chiffre d’affaires incorporée dans le prix de ses achats, qu’elle soit facturée de manière apparente ou non. L’État membre défendeur objectait que l’accord de siège limitait explicitement et sans ambiguïté le droit au remboursement à la seule taxe ayant été « facturée séparément ».

Il était donc demandé à la Cour de déterminer si l’obligation de remboursement de la taxe sur le chiffre d’affaires, prévue par un accord de siège, pouvait s’étendre aux taxes indirectement répercutées dans un loyer, alors même que ledit accord conditionnait ce remboursement à une facturation distincte de la taxe. La Cour de justice rejette la demande de l’institution, en s’en tenant à une lecture stricte des termes de l’accord de siège.

I. La consécration d’une interprétation littérale de l’accord de siège

A. Le refus d’une interprétation téléologique contra legem

La Cour de justice a d’abord écarté l’argument de l’institution requérante qui l’invitait à dépasser le texte de l’accord de siège pour en rechercher l’esprit à la lumière du Protocole sur les privilèges et immunités. Le Protocole vise en effet à assurer une forme de neutralité fiscale pour les institutions communautaires. Toutefois, la Cour a estimé que cette méthode d’interprétation ne pouvait prévaloir face à la clarté des termes employés par les parties contractantes. Elle affirme ainsi qu’une disposition claire et précise ne saurait être privée de son effet utile par le biais d’une interprétation, même si celle-ci se fonde sur le contexte juridique général.

La Cour souligne que « l’article 8, paragraphe 1, de l’accord de siège subordonne le remboursement de la taxe sur le chiffre d’affaires expressément et sans ambiguïté à la condition, non remplie en l’espèce, que cette taxe ait été ‘facturée séparément’ ». En opposant la clarté de cette clause à la demande d’une interprétation extensive, la Cour établit une hiérarchie entre la lettre d’un accord spécifique et l’objectif général d’une norme supérieure qu’il est censé mettre en œuvre. Dès lors que les termes de l’accord d’application sont univoques, ils doivent recevoir pleine application, quand bien même cela conduirait à une solution moins favorable à l’immunité fiscale de l’institution que ce que cette dernière escomptait.

B. La reconnaissance d’une marge de manœuvre dans la mise en œuvre du protocole

Ensuite, la Cour examine la compatibilité de la condition de facturation séparée avec le Protocole sur les privilèges et immunités. Elle relève que la disposition pertinente du Protocole n’impose pas une obligation de résultat absolue aux États membres. Au contraire, le texte prévoit que les gouvernements prennent des « dispositions appropriées » en vue du remboursement, et ce seulement « chaque fois qu’il leur est possible ». Cette formulation confère une marge d’appréciation certaine aux parties lors de la négociation des modalités concrètes de l’immunité fiscale.

Selon la Cour, l’exigence d’une facturation séparée, telle que stipulée dans l’accord de siège, ne constitue pas un dépassement de cette marge de manœuvre. En effet, la conclusion d’un accord spécifique visant à mettre en œuvre le Protocole permet précisément de définir les conditions et les limites de l’obligation de remboursement. En conditionnant ce remboursement à une preuve objective et simple, matérialisée par une ligne distincte sur une facture, l’État membre et l’institution ont fixé une règle qui entre dans le cadre des « dispositions appropriées » autorisées par le Protocole. La Cour valide ainsi la spécificité de l’accord de siège comme une modalité d’application légitime du principe général d’immunité.

II. La portée limitée de l’immunité fiscale face aux charges indirectes

A. La justification pragmatique d’une condition de remboursement stricte

Au-delà de l’analyse juridique formelle, la Cour de justice expose une justification pratique à sa décision. Elle estime que la condition de facturation séparée répond à un impératif de bonne gestion des deniers publics, tant pour l’État membre que pour la Communauté. En effet, admettre le remboursement d’une taxe non facturée mais supposément incluse dans un prix impliquerait des vérifications complexes et potentiellement coûteuses. Il faudrait alors mettre en place des « procédures de remboursement détaillées et complexes destinées à prouver qu’une partie des dépenses supportées par la bce correspond, en réalité, à une taxe acquittée en amont par un de ses cocontractants ».

Cette approche pragmatique vise à garantir la sécurité juridique et à prévenir des litiges fondés sur des calculs économiques incertains. La Cour privilégie ainsi un critère objectif et facilement vérifiable, la facturation séparée, à une méthode subjective reposant sur une analyse économique de la formation des prix. Ce faisant, elle protège l’administration fiscale nationale contre des demandes de remboursement dont le bien-fondé serait difficile, voire impossible, à établir avec certitude. La simplicité administrative est ainsi érigée en objectif légitime justifiant une application stricte de l’accord.

B. La distinction consolidée entre taxe facturée et coût fiscal incorporé

En définitive, cet arrêt consolide une distinction fondamentale entre la taxe directement facturée à une institution et le coût fiscal qui est simplement incorporé dans le prix fixé par un fournisseur. L’immunité prévue par le Protocole et mise en œuvre par l’accord de siège ne vise qu’à exonérer l’institution du paiement direct d’une taxe identifiable. Elle ne saurait être interprétée comme un mécanisme de compensation la protégeant de l’ensemble des conséquences économiques du système fiscal dans lequel opèrent ses partenaires commerciaux. Une entreprise privée qui fixe ses prix le fait en tenant compte de l’ensemble de ses charges, y compris les taxes non déductibles qu’elle supporte.

La solution retenue signifie que lorsqu’une institution communautaire contracte avec un prestataire, elle est soumise aux conditions du marché, y compris à une structure de prix qui reflète les charges fiscales de ce prestataire. Le privilège fiscal ne s’étend donc pas à la neutralisation des effets indirects de la fiscalité en amont. La portée de l’immunité se limite ainsi à la dernière étape de la transaction, empêchant que l’institution soit elle-même désignée comme le redevable légal d’une taxe, mais sans la garantir contre les répercussions économiques des impôts payés par ses cocontractants.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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