Par l’arrêt commenté, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur les conditions d’exercice du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée par un organisme de droit public. En l’espèce, un organisme public chargé de la gestion des eaux avait fait construire une installation de traitement, acquittant la TVA afférente à cette construction sans pouvoir la déduire, dès lors qu’il agissait en tant qu’autorité publique non assujettie. Plusieurs années après la mise en service du bien, cet organisme a cédé la propriété de l’installation à une fondation qu’il avait constituée, puis l’a immédiatement prise en location. Pour cette opération de vente, l’organisme public et l’acquéreur ont conjointement demandé à opter pour l’imposition à la TVA, ce qui conférait à l’organisme vendeur la qualité d’assujetti pour cette seule opération.
Sur la base de ce changement de statut, l’organisme public a sollicité auprès de l’administration fiscale le remboursement d’une fraction de la TVA initialement payée lors de la construction de l’installation, en invoquant le mécanisme de régularisation des déductions prévu pour les biens d’investissement. L’administration fiscale a rejeté cette demande. Saisie du litige en dernière instance, la juridiction suprême néerlandaise, le Hoge Raad, a sursis à statuer pour interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle régularisation avec la sixième directive TVA. La question de droit posée était de savoir si un organisme de droit public, ayant acquis un bien en qualité de non-assujetti, peut bénéficier du mécanisme de régularisation de la TVA prévu à l’article 20 de la sixième directive lorsqu’il cède ultérieurement ce bien en agissant, pour cette opération, en qualité d’assujetti.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative, en jugeant qu’un « organisme de droit public qui achète un bien d’investissement en tant qu’autorité publique […] et par conséquent en qualité de non-assujetti, et qui, par la suite, vend ce bien en qualité d’assujetti ne bénéficie pas, dans le cadre de cette vente, d’un droit à régularisation fondé sur l’article 20 de cette directive, en vue d’opérer une déduction de TVA acquittée lors de l’achat dudit bien ». Cette solution, qui rappelle la rigueur des conditions de naissance du droit à déduction (I), confirme par ailleurs la stricte séparation entre les activités accomplies en tant qu’autorité publique et celles relevant de la sphère économique (II).
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I. Le rappel des conditions strictes de naissance du droit à déduction
La Cour fonde sa décision sur une interprétation stricte des dispositions de la sixième directive, en réaffirmant que le droit à déduction est indissociablement lié à la qualité d’assujetti au moment de l’acquisition du bien (A), ce qui exclut toute création rétroactive de ce droit par le biais du mécanisme de régularisation (B).
A. Le caractère déterminant de la qualité d’assujetti au moment de l’acquisition du bien
La Cour rappelle que le système commun de la TVA repose sur la qualité de la personne qui réalise l’opération. Le droit à déduction de la taxe payée en amont n’est ouvert qu’aux assujettis, et ce, uniquement pour les biens et services qu’ils utilisent pour les besoins de leurs propres opérations taxées. Le fait générateur de ce droit se situe au moment de l’acquisition du bien. La Cour énonce ainsi clairement que « seule une personne, qui a la qualité d’assujetti et qui agit en tant que tel au moment où elle acquiert un bien, dispose d’un droit à déduction au titre de ce bien ».
En l’espèce, l’organisme public a acquis l’installation de traitement des eaux dans le cadre de sa mission de service public, agissant en tant qu’autorité publique au sens de l’article 4, paragraphe 5, de la sixième directive. À ce titre, il n’était pas considéré comme un assujetti pour cette activité. Par conséquent, aucun droit à déduction de la TVA grevant la construction de l’immeuble n’a pu naître au moment de l’investissement initial. La Cour applique un raisonnement analogue à celui retenu dans l’arrêt Lennartz du 11 juillet 1991, où il s’agissait d’un particulier ayant acquis un bien pour ses besoins privés avant de l’affecter à un usage professionnel. La qualité au moment de l’acquisition est donc la seule pertinente pour déterminer l’existence du droit.
B. L’exclusion d’une naissance rétroactive du droit à déduction par le mécanisme de régularisation
L’argument central de l’organisme public reposait sur l’application de l’article 20 de la directive, qui organise la régularisation des déductions pour les biens d’investissement sur une période de plusieurs années. L’organisme estimait que son changement de statut, devenant assujetti pour la vente du bien, devait lui permettre de régulariser la déduction pour les années restantes de la période de régularisation. La Cour rejette fermement cette analyse en précisant la nature même du mécanisme de régularisation.
Elle juge que l’article 20 « se borne à établir le mécanisme permettant de calculer les régularisations de la déduction initiale et ne saurait donc donner naissance à un droit à déduction, ni transformer la taxe acquittée par un assujetti en relation avec ses opérations non taxées en une taxe déductible ». En d’autres termes, la régularisation ne peut qu’ajuster une déduction initialement opérée, à la hausse ou à la baisse, en fonction des variations du droit à déduction au cours de la vie du bien. Elle ne peut en aucun cas créer un droit à déduction là où il n’en existait aucun à l’origine. Le fait que l’organisme soit devenu un assujetti pour la vente du bien est sans incidence sur l’absence de droit à déduction au moment de son acquisition.
II. La confirmation de l’étanchéité entre la sphère de l’autorité publique et la sphère économique
Au-delà de la mécanique du droit à déduction, l’arrêt souligne la distinction fondamentale qui existe entre les activités non économiques d’une autorité publique et les activités économiques d’un assujetti (A), tout en livrant une interprétation restrictive de la notion de distorsion de concurrence (B).
A. Le rejet de l’assimilation à un assujetti à usage mixte
L’organisme public tentait de se comparer à un assujetti qui utilise un même bien pour des opérations taxées et des opérations exonérées. Dans une telle situation, la jurisprudence admet que l’assujetti peut bénéficier d’une déduction partielle. Cependant, la Cour écarte cette analogie en soulignant la nature différente de la situation. Elle affirme qu’un tel organisme « ne saurait être assimilé à une personne assujettie exerçant certaines activités taxées et d’autres exonérées ».
La distinction est fondamentale : l’activité d’une autorité publique, telle que la gestion des eaux dans le cas présent, n’est pas une activité économique exonérée, mais une activité placée hors du champ d’application de la TVA. Le régime des autorités publiques constitue une exception au principe d’assujettissement, tandis que les exonérations s’appliquent à des opérations qui, par nature, relèvent du champ de la TVA. La Cour consacre ainsi une étanchéité entre la sphère non-économique de l’autorité publique et la sphère économique de l’assujetti, empêchant que le passage de l’une à l’autre puisse conférer des droits de manière rétroactive.
B. La portée limitée de la notion de distorsion de concurrence
L’organisme public invoquait enfin l’exception prévue par la directive elle-même, selon laquelle une entité publique doit être considérée comme un assujetti si son non-assujettissement conduit à des distorsions de concurrence d’une certaine importance. Il soutenait que l’impossibilité de déduire la TVA en amont le désavantageait par rapport à un opérateur privé qui, dans une situation similaire, aurait pu le faire.
La Cour écarte également cet argument en opérant une analyse fine de l’origine de la distorsion alléguée. Elle considère que « la distorsion de concurrence éventuelle […] trouve davantage son origine dans l’exercice par l’organisme de droit public du droit d’opter pour la taxation de la vente et de la location du bien immobilier concerné que dans l’application du régime » de non-assujettissement. Autrement dit, ce n’est pas le statut initial d’autorité publique qui crée un désavantage, mais plutôt la possibilité offerte à cet organisme de basculer dans le système de TVA pour une opération spécifique. La Cour estime qu’un tel effet est inhérent au choix du législateur de prévoir des régimes dérogatoires et ne suffit pas à justifier une remise en cause des principes fondamentaux régissant la naissance du droit à déduction.