Par un arrêt du 7 septembre 2004, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours des notions de déchet, de producteur et de détenteur en droit communautaire de l’environnement. En l’espèce, une autorité publique régionale avait entrepris des travaux de rénovation dans un immeuble, mais a dû les interrompre suite à la découverte d’infiltrations d’hydrocarbures. Ces infiltrations provenaient d’une station-service voisine, exploitée par un gérant dans le cadre d’un contrat avec une société pétrolière qui approvisionnait le site et contrôlait les installations. Après la découverte de la fuite, la société pétrolière a procédé à un assainissement partiel du sol tout en contestant sa responsabilité, avant de cesser toute intervention. L’autorité publique, estimant l’assainissement insuffisant, a financé le reste des travaux de remise en état.
Des poursuites pénales ont été engagées contre des dirigeants et la société pétrolière elle-même pour abandon de déchets, en violation de la réglementation régionale transposant la directive communautaire sur les déchets. L’autorité publique s’est constituée partie civile. Le tribunal correctionnel de Bruxelles a relaxé les prévenus par un jugement du 20 juin 2001. Saisie en appel par le ministère public et la partie civile, la Cour d’appel de Bruxelles a estimé que la condamnation dépendait de la qualification des faits en abandon de déchets. Elle a douté que le sol pollué par un déversement accidentel puisse être qualifié de déchet, surtout avant excavation, et s’est interrogée sur l’identité du responsable. Face à ces incertitudes quant à l’interprétation de la directive 75/442/CEE, la juridiction belge a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il était ainsi demandé si des hydrocarbures déversés accidentellement, ainsi que les terres polluées par ceux-ci, constituent des déchets au sens de la directive, y compris en l’absence d’excavation. La question se posait également de savoir si la société pétrolière qui approvisionne la station-service pouvait être considérée comme le producteur ou le détenteur de ces déchets, plutôt que le gérant exploitant le site. La Cour de justice répond que des hydrocarbures déversés involontairement et les terres qu’ils contaminent sont bien des déchets. Elle précise que si le gérant de la station-service est en principe le détenteur, la société pétrolière peut également endosser cette qualité si la fuite est imputable à son propre comportement.
La solution de la Cour repose sur une interprétation extensive de la notion de déchet, garantissant un niveau élevé de protection environnementale (I), et aboutit à une identification fonctionnelle du détenteur de déchets, fondée sur une analyse causale de la pollution (II).
I. L’interprétation extensive de la notion de déchet au service de la protection de l’environnement
La Cour de justice adopte une définition large du déchet qui englobe les substances déversées accidentellement (A) ainsi que le sol contaminé par ces substances, indépendamment de toute action matérielle d’excavation (B).
A. La qualification de déchet étendue aux substances déversées accidentellement
La directive 75/442 définit le déchet comme toute substance ou objet « dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire ». L’enjeu principal était de déterminer si un déversement involontaire pouvait constituer l’acte de « se défaire ». La Cour de justice écarte une approche purement subjective qui exigerait une intention d’abandon. Elle privilégie une interprétation téléologique, guidée par l’objectif de protection de la santé humaine et de l’environnement. Elle juge que le verbe « se défaire », « qui détermine le champ d’application de la notion de déchet, ne saurait donc être interprété de manière restrictive ».
Ainsi, la Cour considère que des substances comme les hydrocarbures déversés accidentellement constituent des résidus de production ou de distribution. Ces matières ne sont plus un produit recherché comme tel et ne peuvent être réutilisées sans une transformation préalable et économiquement désavantageuse. Elles deviennent une charge dont leur détenteur « se défait », même si cet acte est involontaire. Cette solution garantit que l’application de la directive ne soit pas paralysée par le caractère fortuit d’une pollution. Ne pas qualifier ces substances de déchets priverait d’effet les obligations de valorisation et d’élimination ainsi que l’interdiction d’abandon et de rejet incontrôlé prévues par la législation. La nature accidentelle du déversement ne peut donc exonérer le détenteur de ses responsabilités.
B. L’assimilation du sol pollué non excavé à un déchet
La Cour franchit une étape supplémentaire en qualifiant également de déchet le sol contaminé par les hydrocarbures. Elle estime que ces derniers « ne sont pas séparables des terres qu’ils ont polluées et ne peuvent être valorisés ou éliminés que si ces terres font également l’objet des opérations nécessaires de décontamination ». Cette analyse est cruciale car elle empêche qu’un pollueur puisse se soustraire à ses obligations en laissant simplement les polluants en place dans le sol. La qualification de déchet ne dépend pas de l’application de règles nationales sur la dépollution mais de la contamination elle-même.
De manière décisive, la Cour précise que « la circonstance que ces terres ne sont pas excavées est donc sans incidence sur leur qualification de déchets ». Cette affirmation confère une portée considérable à la décision. Elle signifie que le régime des déchets s’applique dès la survenance de la pollution et non à partir d’une éventuelle opération matérielle de traitement. Le sol contaminé devient un déchet en soi, déclenchant immédiatement les obligations de gestion et d’élimination prévues par la directive. Cette approche préventive et rigoureuse renforce considérablement l’effectivité du droit des déchets en prévenant toute situation où un sol pollué échapperait au cadre juridique protecteur au motif qu’il n’a pas encore été physiquement extrait.
II. L’identification fonctionnelle du détenteur de déchets par une approche causale
Après avoir défini le déchet, la Cour se penche sur l’identification du responsable de sa gestion. Elle établit une responsabilité de principe pour le possesseur matériel (A) tout en ménageant la possibilité de remonter la chaîne de responsabilité jusqu’à l’acteur dont le comportement est à l’origine de la pollution (B).
A. La responsabilité de principe du possesseur matériel des déchets
La directive définit le détenteur comme « le producteur des déchets ou la personne physique ou morale qui a les déchets en sa possession ». En appliquant cette définition au cas d’espèce, la Cour identifie d’abord le gérant de la station-service comme détenteur principal. Elle relève que les hydrocarbures étaient en sa possession au moment de la fuite, puisqu’il les avait achetés pour les besoins de son exploitation. Par conséquent, il est considéré comme le possesseur.
De plus, la Cour estime que c’est le gérant qui, dans le cadre de son activité de stockage, a « produit » les déchets lorsque les hydrocarbures sont devenus des substances polluantes. Cumulant les qualités de producteur et de possesseur, le gérant de la station-service doit donc être « regardé comme leur détenteur ». Cette première analyse s’en tient à une application littérale et logique de la directive, en attribuant la responsabilité à l’opérateur qui a le contrôle direct et immédiat des substances au moment où elles deviennent des déchets. Cette solution assure une identification claire et rapide du premier obligé à la gestion des déchets.
B. L’extension possible de la responsabilité à l’amont en application du principe pollueur-payeur
La Cour ne s’arrête cependant pas à cette responsabilité de premier niveau. Se fondant sur le principe du pollueur-payeur, elle ouvre la voie à une recherche de responsabilité plus en amont, visant la société pétrolière. La Cour énonce que si le mauvais état des installations et la fuite qui en a résulté sont « imputables à une méconnaissance des obligations contractuelles de l’entreprise pétrolière […] ou à divers agissements susceptibles d’engager la responsabilité de cette entreprise », alors cette dernière peut être considérée comme ayant elle-même « produit des déchets ».
Cette approche causale est déterminante. Elle permet de dépasser le cadre formel du contrat de gérance pour rechercher la cause réelle de la pollution. Si l’activité de la société pétrolière, par sa négligence ou ses manquements, a contribué directement à la survenance du dommage, elle peut être qualifiée de producteur et donc de détentrice des déchets. La Cour de justice habilite ainsi le juge national à ne pas s’arrêter au possesseur immédiat mais à imputer la responsabilité à celui qui, par son fait, a été à l’origine de la production des déchets. Cette interprétation fonctionnelle du rôle de producteur garantit que le principe du pollueur-payeur ne soit pas vidé de sa substance par des montages contractuels qui isoleraient la responsabilité sur un opérateur économique en aval.