Cour d’appel de Paris, le 9 juillet 2025, n°23/05831

Par un arrêt du 9 juillet 2025, la Cour d’appel de Paris (pôle 5, chambre 4) statue sur un contentieux né d’un ensemble de conventions conclues en 2020 autour d’une filière bovine intégrée. Le litige combine l’exécution contractuelle, la résiliation judiciaire, la fixation d’une créance de factures, ainsi que des griefs de rupture brutale et de déséquilibre significatif.

Les faits utiles tiennent à une coopération structurée entre un opérateur amont, chargé de produire et de reprendre des animaux, et un groupement d’éleveurs, chargé d’achats, de placements et de livraisons. Des difficultés de paiement sont apparues en 2021, puis un mécanisme de compensation a été pratiqué. Des échanges ont suivi à l’été 2022, chacun reprochant à l’autre des manquements sur les volumes, les placements et les délais de règlement. Saisie à bref délai, la juridiction commerciale a prononcé la résiliation, rejeté les pratiques restrictives, condamné le fournisseur au paiement d’un important reliquat et rejeté des demandes indemnitaires accessoires.

Sur appel de l’exploitant amont placé en liquidation, la cour confirme l’essentiel mais ajuste la créance, après compensation d’une facture non intégrée aux décomptes, et fixe son montant à 332 287,31 euros, intérêts au taux légal à compter de l’arrêt. Elle confirme la résiliation aux torts du débiteur du prix, rejette la rupture brutale et exclut tout déséquilibre significatif, les prétentions se rattachant en réalité à l’exécution et non à l’imposition d’obligations.

I) Le cadre contractuel retenu et la faute de non‑paiement caractérisée

A) Conventions applicables, consentement et charge probatoire

La cour écarte un compte rendu de 2020, dépourvu de signature concordante et d’accord sur les éléments essentiels, pour ne retenir que quatre conventions formelles des 30 juin et 22 septembre 2020. Elle rappelle d’abord le principe général dégagé par le code civil, que le juge réaffirme en des termes classiques: « le contrat, qui est consensuel quand il se forme par le seul échange des consentements par la rencontre d’une offre et d’une acceptation par lesquelles les parties manifestent leur volonté de s’engager, est un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations ». Puis elle souligne la force obligatoire et l’exécution de bonne foi: « les conventions légalement formées, qui tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise, doivent être exécutées de bonne foi ».

La structure des obligations retenue est déterminante. Les achats et placements de l’intimée étaient plafonnés par le volume « proposé » par l’appelante, volume à « valider » annuellement d’un commun accord. La charge de la preuve pèse corrélativement sur chaque partie s’agissant de ses propres obligations. La cour constate l’absence d’éléments établissant une proposition chiffrée et validée des volumes, comme l’exigeaient les textes contractuels. Dès lors, le seul constat d’objectifs non atteints ne suffit pas à imputer une faute à l’acheteur‑placeur. Une difficulté ponctuelle de ramassage, isolée et sans lien causal démontré avec les préjudices allégués, ne renverse pas l’analyse.

Cette lecture est cohérente avec l’économie des conventions: le mécanisme de « proposition » préalable gouvernait la possibilité d’exécution de l’autre versant des engagements. En l’absence de preuve d’une offre suffisante et d’une validation commune, l’argument imputant à l’intimée l’insuffisance des placements devient inopérant. Le juge demeure attentif à la concordance forme‑contenu: les actes expressément qualifiés de contrats, signés et référencés, seuls génèrent des obligations réciproques opposables.

B) Résiliation judiciaire et fixation de la créance après compensation

La cour retient, en miroir, la défaillance substantielle du débiteur du prix. Elle rappelle le droit commun de l’inexécution: « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure ». Elle en déduit une faute grave, prolongée, sur une obligation essentielle, justifiant résiliation et paiement. Elle précise le régime de la résolution: « la résolution, qui résulte soit de l’application d’une clause résolutoire soit, en cas d’inexécution suffisamment grave, d’une notification du créancier au débiteur ou d’une décision de justice, met fin au contrat ».

Factuellement, la pratique de compensation a été jugée consensuelle, née pour pallier des retards persistants et suivie dans la durée. L’encours ancien, significatif, et la trajectoire de trésorerie ont rendu impossible la poursuite du partenariat, même à court terme. Sur le quantum, la cour croise décomptes, comptes fournisseurs et factures, retient l’assiette des créances « certaines, liquides et exigibles » et procède à l’imputation d’une facture de mai 2022, omise dans les tableaux, pour aboutir à 332 287,31 euros. Les intérêts courent au taux légal à compter de l’arrêt, faute de prétention adéquatement formulée pour l’application contractuelle d’un taux majoré. La fixation s’opère au passif, conformément au droit des procédures collectives et à l’utilité de l’instance pour l’actif.

La solution est pédagogique. Elle valorise la traçabilité comptable et la cohérence des flux, tout en rappelant que la compensation n’efface ni la gravité des retards ni leurs effets juridiques sur la résiliation judiciaire.

II) Rupture brutale et déséquilibre significatif: bornes et portée

A) Faute grave, imputabilité et justification de l’absence de préavis

La cour mobilise la grille de l’article L. 442‑1, II du code de commerce telle qu’interprétée par la jurisprudence, en des termes précis et utiles. D’abord sur l’objet du contrôle: « Ce texte sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l’agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l’absence de préavis écrit ou de préavis suffisant ». Ensuite sur la temporalité d’appréciation: « Au regard de la fonction du préavis, la date d’appréciation de la suffisance de sa durée est celle de sa matérialisation concrète dans le tarissement du flux d’affaires ou de la notification de la rupture ». Enfin sur l’exonération: « Mais, la rupture, quoique brutale, peut être justifiée si elle est causée par une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales ».

Au regard de ces critères, l’imputabilité fait défaut à l’intimée. L’inexécution essentielle de l’obligation de paiement par l’appelante, massive et persistante, est appréciée comme une faute grave, incompatible avec la poursuite, même temporaire, des échanges. Le risque d’aggravation de l’encours écarte la nécessité d’un préavis, dès lors que la poursuite aurait accroché la relation à une défaillance systémique. La cour adopte ainsi un contrôle double, objectif et subjectif, de la gravité et de ses effets concrets sur la relation.

La décision s’inscrit dans la ligne des arrêts de la chambre commerciale sur la justification de la cessation immédiate par faute grave. Elle rappelle la finalité organisatrice du préavis et sa neutralisation légitime quand la poursuite accroîtrait un risque financier majeur. Les opérateurs trouveront ici un guide clair pour documenter, à la date de la décision de cesser, les éléments factuels objectivant la gravité.

B) Déséquilibre significatif: obligations négociées, preuve et frontières

La cour cerne strictement le domaine du 2° de l’article L. 442‑1, I. Elle rappelle que « La caractérisation de cette pratique restrictive suppose ainsi la réunion de deux éléments : d’une part la soumission à des obligations, ou sa tentative, et d’autre part l’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Elle précise la méthode d’appréciation: « L’appréciation du déséquilibre significatif, qui peut être économique comme juridique, est globale, au regard de l’économie du contrat, et concrète ». Elle fixe aussi la répartition de la preuve: « En l’absence de toute présomption légale, la preuve du déséquilibre significatif incombe à l’appelante, tandis que celle d’un éventuel rééquilibrage du contrat par une ou plusieurs autres clauses repose sur l’intimée ». Enfin, elle en rappelle la sanction: « La partie victime d’un déséquilibre significatif […] est fondée à solliciter la nullité de la clause du contrat qui crée ce déséquilibre ».

Appliquant ces principes, la cour constate que les critiques portaient l’exécution, non la négociation ni l’imposition d’une clause. Les conventions en cause étaient formelles, signées et articulées, et aucune clause déterminante n’était démontrée comme non négociable, dépourvue de contrepartie, ou déséquilibrée dans l’économie générale. L’argumentation au prisme du parasitisme économique ne permettait pas de requalifier des manquements d’exécution en pratiques restrictives.

La portée est nette. Le juge réaffirme la frontière entre le contrôle des obligations négociées, qui commande l’analyse globale et la sanction des clauses déséquilibrées, et le contentieux de l’inexécution, qui relève du droit commun de la responsabilité contractuelle. La décision invite les opérateurs à distinguer soigneusement, dès l’instance, les griefs relatifs à la structure du contrat de ceux tenant à sa mise en œuvre.

Au total, l’arrêt précise l’articulation des obligations réciproques dans une chaîne d’approvisionnement intégrée et conforte un critère probatoire exigeant sur les volumes « proposés » et « validés ». Il confirme qu’une inexécution essentielle et persistante du prix constitue une faute grave autorisant une cessation immédiate sans préavis. Il borne, enfin, le champ du déséquilibre significatif aux seules obligations effectivement négociées, appréciées de façon globale et concrète, à l’exclusion des difficultés d’exécution.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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