Par un arrêt en date du 26 juin 2025, la cour administrative d’appel de Versailles se prononce sur la qualification d’acte anormal de gestion et la notion de revenu distribué dans le cadre de la cession de parts sociales. Cette décision offre l’occasion de clarifier les règles de preuve relatives à l’opposabilité d’un acte sous seing privé à l’administration fiscale et de préciser la date à laquelle doit être apprécié le caractère normal du prix de cession lorsque celle-ci résulte d’un engagement antérieur.
En l’espèce, une société de promotion immobilière avait conclu un protocole le 15 janvier 2015, par lequel elle s’engageait à rétrocéder à l’un de ses associés des parts d’une société civile immobilière à un prix déterminé sur la base de la valeur de l’unique actif immobilier de cette dernière, alors estimée à 2,7 millions d’euros. L’exécution de cette promesse est intervenue le 19 octobre 2016. Entre ces deux dates, la valeur de l’actif immobilier a connu une augmentation très significative pour atteindre 14 millions d’euros. L’administration fiscale, estimant que le prix de cession était manifestement inférieur à la valeur vénale des parts à la date de la transaction de 2016, a qualifié l’opération d’acte anormal de gestion. Elle a par conséquent réintégré la différence entre la valeur vénale des parts et le prix payé dans les revenus de l’associé, sur le fondement de l’article 111, c du code général des impôts, au titre des revenus distribués. Saisi par l’associé, le tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande en décharge par un jugement du 17 janvier 2023. Le contribuable a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant que l’appréciation de l’administration aurait dû se faire à la date du protocole de 2015, date à laquelle le prix convenu n’était pas anormal. L’administration contestait l’opposabilité de ce protocole, arguant de l’absence de date certaine.
Il était donc demandé à la cour administrative d’appel de déterminer, d’une part, si un protocole d’accord non enregistré pouvait être opposé à l’administration fiscale et, d’autre part, si l’existence d’une libéralité devait s’apprécier à la date de l’engagement initial de cession ou à celle de sa réalisation effective.
La cour administrative d’appel de Versailles annule le jugement de première instance. Elle juge que l’administration fiscale n’est pas un tiers au sens des dispositions du code civil relatives à la date certaine des actes sous seing privé, et que le contribuable peut donc rapporter par tout moyen la preuve de l’existence et de la date d’un tel acte. La cour considère cette preuve apportée en l’espèce. Elle en déduit que le caractère normal du prix de cession des parts sociales devait être apprécié non pas à la date de la réitération de la vente en 2016, mais à la date à laquelle l’engagement irrévocable de cession avait été consenti, soit en 2015.
I. La consolidation de la force probante d’un acte non enregistré face à l’administration
La cour, pour admettre la validité de l’engagement initial, réaffirme d’abord la liberté de la preuve en matière fiscale à l’encontre d’un formalisme strict (A), avant de procéder à une appréciation souveraine des éléments matériels qui lui sont soumis pour établir la date de l’acte (B).
A. Le rejet du formalisme civiliste pour l’opposabilité de l’acte
La cour écarte l’argumentation de l’administration qui se fondait sur l’absence d’enregistrement du protocole pour lui dénier toute date certaine. En effet, elle rappelle une solution constante selon laquelle les dispositions de l’article 1377 du code civil, qui prévoient que les actes sous seing privé n’ont de date contre les tiers qu’à compter de leur enregistrement ou de leur mention dans un acte authentique, ne s’appliquent pas à l’administration fiscale. La cour énonce que « l’administration, dans l’exercice de ses missions, n’est toutefois pas un tiers au sens de ces dispositions ». Cette position confirme que l’administration, lorsqu’elle exerce son pouvoir de contrôle, n’est pas dans la même situation qu’un tiers ordinaire qui chercherait à se prémunir contre des actes antidatés. Par conséquent, il est fait « obstacle à ce que les contribuables prouvent par tous moyens l’existence et la date de l’acte dont ils se prévalent ». Cette solution pragmatique privilégie la réalité économique et juridique des engagements sur une approche purement formelle, garantissant ainsi que les droits et obligations nés d’un acte sincère puissent être pris en compte, pourvu que leur antériorité soit démontrée.
B. La reconnaissance de la date de l’acte par un faisceau d’indices concordants
La cour ne se contente pas d’affirmer un principe de liberté probatoire, elle en fait une application concrète et rigoureuse. Elle se livre à une analyse détaillée des pièces versées au dossier pour la première fois en appel par le contribuable afin de corroborer la date du protocole du 15 janvier 2015. La décision relève ainsi plusieurs éléments déterminants : un procès-verbal de conseil d’administration d’une société du groupe mentionnant expressément le protocole, dont l’authenticité est établie par constat d’huissier sur un registre paraphé par le greffe du tribunal de commerce ; la mention de ce même protocole dans une promesse de vente ultérieure, elle-même citée dans un acte réitératif enregistré ; et enfin, des échanges de courriels démontrant l’implication continue d’une des parties, inexplicable sans l’existence de cet engagement initial. C’est « Eu égard à l’ensemble de ces éléments concordants » que le requérant est considéré comme apportant la preuve qui lui incombe. Cette méthode d’appréciation factuelle montre qu’en dépit de l’absence d’enregistrement, un contribuable peut sécuriser la date de ses actes par des moyens internes et externes cohérents.
II. Le déplacement de l’appréciation de la libéralité à la date de l’engagement
Une fois l’opposabilité du protocole admise, la cour en tire les conséquences logiques quant à l’analyse de l’acte de gestion. Elle opère un déplacement temporel de son appréciation (A), ce qui la conduit à invalider l’analyse de la valeur des titres faite par l’administration (B).
A. La fixation de l’analyse du prix au jour de la promesse irrévocable
La principale conséquence de la reconnaissance du protocole de 2015 est de fixer la date pertinente pour l’appréciation du caractère anormal de la gestion. La cour juge que dès lors que « la société Sapeb Promotion avait pris l’engagement irrévocable de céder des titres à M. A… dans le protocole du 15 janvier 2015, de sorte que l’administration devait […] se placer à la date à laquelle celle-ci a été consentie ». La cession intervenue en 2016 n’est donc plus un acte de disposition autonome, mais la simple exécution d’une obligation contractée antérieurement. Le raisonnement de l’administration et des premiers juges, qui se plaçaient en 2016, est ainsi vicié à la base. Cette solution est juridiquement orthodoxe, car la décision de gestion, c’est-à-dire l’acte de volonté de la société qui pourrait être qualifié d’anormal, est bien celle de s’engager à vendre à un prix donné, et non celle d’honorer cet engagement. La cour apprécie donc la rationalité de la décision de l’entreprise au moment où celle-ci a été prise, en fonction des informations et des circonstances alors connues.
B. La validation du prix de cession au regard des circonstances de l’époque
Se plaçant à la date du 15 janvier 2015, la cour examine si le prix convenu sur la base d’une valeur de 2,7 millions d’euros pour l’immeuble était cohérent avec la valeur de marché. Elle conclut par l’affirmative en se fondant sur une série d’éléments factuels qui décrédibilisent la valorisation de l’administration. Elle retient le caractère vétuste, pollué et amianté des locaux, l’inconstructibilité de la zone à l’époque, et l’échec d’une précédente promesse en raison de l’exercice du droit de préemption par la commune à un prix bien inférieur. La cour souligne surtout que l’augmentation spectaculaire de la valeur du bien procédait de « circonstances postérieures » et « extérieures aux parties », notamment un changement de politique municipale et une modification favorable du plan local d’urbanisme. En s’appuyant sur un rapport d’expertise détaillé produit par le requérant, la cour conclut que l’administration « n’apporte pas la preuve qui lui incombe qu’il existait une discordance significative entre le prix effectif des parts sociales litigieuses […] et leur valeur vénale ». Faute de cette preuve, la qualification d’acte anormal de gestion et, par conséquent, de distribution de revenus occultes, ne pouvait être retenue.