Par un arrêt en date du 24 avril 2025, la cour administrative d’appel de Marseille, statuant sur renvoi du Conseil d’État, a tranché un litige fiscal portant sur la réintégration de passifs jugés non justifiés dans les comptes d’une société civile immobilière. Saisie à la suite d’une vérification de comptabilité ayant abouti à des rehaussements d’impôt sur les sociétés pour les exercices 2011 à 2013, la société contestait la remise en cause par l’administration fiscale de plusieurs dettes inscrites à son passif. Après un premier rejet par le tribunal administratif de Bastia, puis par la même cour d’appel, et une cassation prononcée par le Conseil d’État le 15 juin 2023, la procédure revenait devant les juges du fond. La société requérante soutenait d’une part la réalité des dettes litigieuses, et d’autre part, que les erreurs éventuelles, étant intervenues plus de sept ans avant le premier exercice non prescrit, ne pouvaient donner lieu à une correction du bilan d’ouverture en vertu des dispositions de l’article 38 du code général des impôts. Se posait alors la question de savoir si l’inscription au passif de dettes anciennes, dont la réalité n’est pas établie par des documents probants et n’ayant fait l’objet d’aucun remboursement, constitue une erreur délibérée faisant obstacle à l’exception au principe d’intangibilité du bilan d’ouverture. La cour administrative d’appel de Marseille a répondu par l’affirmative, estimant que l’absence de justification des dettes et les circonstances entourant leur maintien au bilan caractérisaient une démarche délibérée de la part de la société, privant celle-ci du droit de se prévaloir de l’antériorité des erreurs comptables.
Cette décision permet de clarifier l’articulation entre la charge de la preuve et les mécanismes de correction des bilans, en rappelant d’abord la rigueur de l’appréciation de la réalité d’une dette (I), pour ensuite consacrer une conception extensive de l’erreur délibérée qui neutralise les garanties temporelles du contribuable (II).
I. L’appréciation rigoureuse de la justification de la dette
La cour fonde sa décision sur une analyse méticuleuse des éléments fournis par la société, soulignant d’une part l’insuffisance des preuves apportées pour établir l’existence des dettes (A) et, d’autre part, le caractère inopérant des simples écritures comptables pour pallier cette carence (B).
A. L’insuffisance des éléments de preuve apportés
La juridiction administrative procède à un examen détaillé des différentes dettes inscrites au passif, dont les montants s’élèvent à plusieurs millions d’euros. Pour chaque poste, la cour constate que la société ne produit aucun document contractuel formel permettant d’attester de l’origine et des conditions des prêts allégués. Elle relève ainsi que « Aucun contrat de prêt ou tout autre document ayant date certaine n’a été présenté », se montrant particulièrement exigeante quant à la force probante des pièces versées au débat. Des procès-verbaux d’assemblée générale, des courriers anciens ou des attestations établies pour les besoins de la cause sont jugés insuffisants pour constituer la preuve d’une obligation juridique certaine.
Cette position réaffirme un principe fondamental du droit fiscal selon lequel il incombe au contribuable de justifier les inscriptions figurant dans sa comptabilité, notamment les dettes qui viennent diminuer son actif net et, par conséquent, son résultat imposable. L’absence totale de remboursement du capital ou de paiement des intérêts sur une très longue période, alors même que les liens capitalistiques entre la société et le créancier prétendu avaient cessé, a constitué un indice majeur pour les juges. Cette inertie financière a été interprétée comme un signe de l’absence de réalité de l’obligation de remboursement, vidant la dette de sa substance.
B. La portée limitée de la réciprocité des écritures comptables
Face à la faiblesse des documents juridiques, la société requérante a tenté de se prévaloir de la concordance de ses écritures avec celles de la société créancière. Cet argument, fondé sur la réciprocité des comptes, est cependant écarté sans équivoque par la cour. Elle précise en effet que « la preuve attendue ne résultant pas de la réciprocité des écritures comptables dans les deux sociétés ». Cette affirmation est essentielle car elle rappelle la hiérarchie des preuves en matière fiscale. La comptabilité, bien qu’étant un outil de représentation de la situation financière de l’entreprise, ne constitue pas une fin en soi.
En refusant de voir dans la symétrie des écritures une preuve suffisante, la cour souligne que la comptabilité doit refléter des opérations juridiques réelles et documentées. Une écriture comptable, même corroborée par une écriture inverse dans les livres d’un tiers, ne peut créer une obligation juridique là où elle n’existe pas. Cette solution protège l’administration contre des montages purement scripturaux qui viseraient à minorer l’assiette de l’impôt sans reposer sur un flux économique ou un engagement juridique tangible. La réalité économique et juridique doit primer sur l’apparence comptable.
Ayant ainsi écarté l’existence même des dettes, la cour se penche sur l’argument subsidiaire de la société relatif à l’application des règles de prescription et de correction des bilans.
II. L’exception de l’erreur délibérée paralysant le principe d’intangibilité
La seconde partie du raisonnement de la cour est déterminante, car elle explore les conditions de mise en œuvre de l’article 4 bis de l’article 38 du code général des impôts. En qualifiant l’erreur de délibérée (A), elle prive le contribuable du bénéfice d’une disposition protectrice, ce qui emporte des conséquences significatives sur le plan temporel (B).
A. La qualification de l’erreur délibérée
Le cœur de l’argumentation de la société reposait sur le deuxième alinéa du 4 bis de l’article 38 du code général des impôts, qui permet de corriger le bilan d’ouverture du premier exercice non prescrit si l’entreprise prouve que les erreurs sont intervenues plus de sept ans auparavant. Toutefois, cette exception est elle-même écartée en cas d’erreur délibérée. La cour estime que l’administration apporte en l’espèce cette preuve, en déduisant le caractère intentionnel de la démarche d’un faisceau d’indices concordants. Elle juge que l’inscription de dettes pour « plusieurs millions d’euros », qui « ne reposent sur aucun document contractuel probant et n’ont fait l’objet d’aucun remboursement ni de tentative de recouvrement », manifeste le « caractère délibéré de la démarche de la société ».
Cette approche pragmatique permet de déduire l’intention de la matérialité des faits. La cour ne se contente pas de l’absence de preuve de la dette ; elle infère de la persistance anormale de cette inscription, sur une longue durée et pour des montants considérables, la conscience qu’avait la société de l’irrégularité de sa situation. La qualification d’erreur délibérée n’est donc pas subordonnée à un aveu ou à une preuve directe de l’intention frauduleuse, mais peut résulter d’un comportement objectivement inexplicable s’il était de bonne foi. La décision acquiert ainsi une valeur pédagogique, en montrant que la négligence ou l’inaction prolongée face à une anomalie comptable majeure peut être assimilée à une manœuvre volontaire.
B. Les conséquences sur l’application du principe d’intangibilité
En qualifiant l’erreur de délibérée, la cour écarte l’exception prévue par la loi et redonne toute sa force au principe d’intangibilité du bilan d’ouverture du premier exercice non prescrit, tel qu’il est appliqué par l’administration. Concrètement, cela signifie que la société ne peut exiger la correction symétrique de ses bilans pour des exercices antérieurs prescrits. L’administration était donc fondée à corriger le résultat du premier exercice non prescrit, soit 2011, en y réintégrant le montant total des passifs injustifiés, sans avoir à rechercher l’exercice au cours duquel l’erreur avait été initialement commise.
Cette solution confirme la portée de la jurisprudence relative à l’erreur délibérée, qui agit comme une sanction privant le contribuable des mécanismes de correction normalement prévus pour assurer la cohérence des bilans dans le temps. La portée de cet arrêt est claire : un contribuable ne peut se prévaloir du temps écoulé pour consolider une situation comptable irrégulière qu’il ne pouvait ignorer. En validant le rattachement des rectifications à l’exercice 2011, la cour rappelle que l’intangibilité du bilan d’ouverture vise à clore les discussions sur le passé, mais ne saurait servir à pérenniser les effets d’anomalies volontairement maintenues par l’entreprise.