Cour d’appel administrative de Lyon, le 10 juillet 2025, n°24LY02836

Par un arrêt en date du 10 juillet 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur le régime de la responsabilité sans faute de l’administration du fait des dommages causés par un ouvrage public. En l’espèce, des riverains d’une route départementale ont sollicité la condamnation d’une commune à les indemniser pour les préjudices sonores résultant de l’implantation d’un ralentisseur de vitesse au droit de leur propriété. Ils demandaient également qu’il soit enjoint à la collectivité de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser ces troubles. Le tribunal administratif de Grenoble, par un jugement du 13 août 2024, avait fait droit à leur demande en condamnant la commune au versement d’une indemnité et en prononçant une injonction de faire. La commune a interjeté appel de ce jugement, tandis que les riverains ont formé un appel incident afin d’obtenir une majoration de l’indemnité allouée. La question de droit qui se posait à la cour était de savoir si le préjudice de voisinage invoqué par les riverains d’un ouvrage public présentait un caractère anormal et spécial, engageant la responsabilité sans faute de l’administration, lorsque les éléments de preuve soumis ne permettaient pas de distinguer les nuisances imputables à l’ouvrage lui-même de celles issues de son environnement général. La cour administrative d’appel répond par la négative. Elle estime que les constats et témoignages produits, fondés sur des « appréciations subjectives », ne suffisent pas à établir que les nuisances proviendraient du seul ralentisseur, dès lors que le bruit ambiant est principalement dû à un trafic routier préexistant et important. En conséquence, la cour annule le jugement de première instance et rejette l’ensemble des demandes des riverains.

Cette décision illustre la rigueur avec laquelle le juge administratif examine la preuve du lien de causalité entre un ouvrage public et le dommage dont il est demandé réparation (I), conditionnant ainsi strictement l’engagement de la responsabilité de la personne publique et les conséquences qui en découlent (II).

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I. L’appréciation stricte du lien de causalité comme clé de la responsabilité

La cour administrative d’appel, pour infirmer la solution des premiers juges, se fonde sur une analyse exigeante des éléments de preuve qui lui sont soumis. Elle rejette les pièces qui ne permettent pas d’établir un lien de causalité certain entre le préjudice allégué et l’ouvrage public (A), en exigeant une imputation spécifique du dommage à ce dernier (B).

A. Le rejet des éléments de preuve jugés subjectifs

Les riverains produisaient à l’appui de leurs prétentions un constat d’huissier ainsi que plusieurs témoignages attestant de nuisances sonores. La juridiction d’appel écarte cependant ces pièces en considérant que « ces constats et témoignages qui ne reposent, s’agissant de l’intensité du bruit et des émergences, que sur des appréciations subjectives, ne permettent pas d’établir que les nuisances sonores » seraient constitutives d’un préjudice indemnisable. Cette approche démontre la volonté du juge de ne pas se contenter de simples ressentis ou d’observations non étayées par des mesures techniques objectives. En matière de nuisances sonores, la preuve d’un préjudice anormal requiert généralement la production de mesures acoustiques permettant de quantifier l’émergence du bruit et de la comparer aux seuils réglementaires ou à une situation de référence. L’absence de tels éléments objectifs prive les affirmations des requérants de la force probante nécessaire pour caractériser un dommage engageant la responsabilité de la collectivité.

B. L’exigence d’une imputation certaine de la nuisance à l’ouvrage

Au-delà du caractère subjectif des preuves, la cour souligne que celles-ci sont insuffisantes pour démontrer que les nuisances « seraient générées par le seul ralentisseur ». Elle relève en effet que « l’ambiance sonore est essentiellement marquée par un trafic routier important de l’ordre de 8 000 véhicules par jour ». Le raisonnement du juge repose sur une distinction fondamentale entre le dommage causé par l’ouvrage public lui-même et les inconvénients résultant de l’environnement dans lequel il s’insère. La responsabilité de la commune ne peut être engagée que pour les préjudices qui sont une conséquence directe de l’existence ou du fonctionnement de l’ouvrage qu’elle a réalisé. Or, en l’espèce, les bruits décrits sont indissociables de la circulation routière, à laquelle le ralentisseur est certes lié mais dont il n’est pas la cause unique. La cour va même jusqu’à suggérer que l’ouvrage « peut, en ce qu’il ralentit les véhicules, permettre d’atténuer ce bruit », inversant ainsi la logique des requérants et affaiblissant davantage le lien causal.

L’établissement de conditions probatoires aussi rigoureuses a pour conséquence directe de limiter les cas d’engagement de la responsabilité administrative, ce qui confère une protection accrue à la personne publique.

II. La portée de l’absence de préjudice caractérisé sur l’action des administrés

En refusant de reconnaître l’existence d’un préjudice indemnisable, la cour administrative d’appel adopte une conception restrictive de la notion de trouble anormal de voisinage (A), ce qui entraîne mécaniquement le rejet des demandes tendant à la suppression de la cause du dommage (B).

A. Une conception restrictive du préjudice anormal et spécial

La responsabilité sans faute du maître de l’ouvrage public suppose que le tiers victime subisse un préjudice à la fois anormal et spécial. En jugeant que le lien de causalité n’est pas établi, la cour conclut implicitement mais nécessairement à l’absence de préjudice anormal imputable à l’ouvrage. Cette solution, bien que logique au regard de l’analyse probatoire, soulève la question du niveau d’exigence imposé aux riverains d’infrastructures publiques. Dans un contexte de trafic dense, il devient en effet particulièrement difficile d’isoler l’impact acoustique spécifique d’un aménagement ponctuel. Une telle approche risque de priver de toute indemnisation les administrés subissant une aggravation de leurs conditions d’existence, dès lors que le dommage se fond dans une pollution sonore préexistante. La décision semble ainsi faire prévaloir les objectifs de sécurité routière poursuivis par l’ouvrage sur le droit à la tranquillité des riverains, en plaçant la charge d’une preuve quasi impossible sur ces derniers.

B. Le rejet conséquent des conclusions à fin d’injonction

La cour tire les conséquences logiques de l’absence de responsabilité de la commune en rejetant les conclusions à fin d’injonction présentées par les riverains. Elle rappelle à ce titre un principe constant du contentieux administratif selon lequel « le juge ne peut pas faire droit à une demande tendant à ce qu’il soit enjoint à une personne publique de faire cesser les causes du dommage (…) si les conditions d’engagement de la responsabilité de cette personne (…) ne sont pas réunies ». Cette règle confirme que le pouvoir d’injonction du juge n’est pas autonome mais constitue un accessoire de l’action en responsabilité. L’office du juge se limite à ordonner les mesures propres à mettre fin à un trouble dont le caractère illicite ou anormal a été préalablement constaté. En l’absence de condamnation indemnitaire, les conclusions tendant à la modification ou à la suppression de l’ouvrage deviennent sans objet. Bien qu’il s’agisse d’une décision d’espèce, cet arrêt réaffirme avec force que l’action indemnitaire demeure le préalable indispensable à toute demande visant à obtenir une intervention matérielle du juge sur une décision ou un ouvrage public.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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