Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 1 juillet 2025, n°23BX00632

Par une décision en date du 1er juillet 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux s’est prononcée sur les conditions de recevabilité du recours d’un tiers à l’encontre d’un permis de construire et de son permis modificatif. En l’espèce, des propriétaires voisins d’une parcelle ont contesté la délivrance d’une autorisation d’urbanisme pour l’édification de deux logements, puis d’une autorisation modificative pour l’ajout de piscines et d’un local technique. Le tribunal administratif de Saint-Barthélemy, en première instance, avait rejeté leur demande par un jugement du 14 décembre 2022 au motif de son irrecevabilité. Les requérants ont alors interjeté appel de ce jugement, en soutenant notamment que le délai de recours contentieux n’avait pas couru en raison d’un affichage irrégulier du permis initial, et que l’existence d’une fraude devait permettre de contester l’autorisation à tout moment. Se posait donc à la cour la question de savoir si l’allégation d’une fraude est de nature à écarter l’application des règles de délai de recours contentieux pour un tiers, et dans quelles conditions ce tiers peut contester un permis modificatif lorsque le permis initial est devenu définitif. La cour administrative d’appel rejette la requête, confirmant l’analyse des premiers juges. Elle juge que la fraude, si elle ouvre à l’administration la faculté de retirer l’acte sans condition de délai, ne proroge pas le délai de recours pour les tiers. De plus, elle retient que l’intérêt à agir contre un permis modificatif s’apprécie au seul regard des modifications apportées, lorsque l’autorisation initiale ne peut plus être contestée.

Cette décision illustre avec rigueur la distinction entre les voies de droit ouvertes aux tiers et les prérogatives de l’administration, en réaffirmant le caractère intangible du délai de recours contentieux (I), tout en procédant à une appréciation restrictive de l’intérêt à agir contre les seules modifications apportées à un projet (II).

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I. L’intangibilité du délai de recours contentieux à l’encontre du permis initial

La cour rappelle d’abord que le déclenchement du délai de recours est conditionné par un affichage régulier, dont elle contrôle scrupuleusement l’effectivité (A), avant de préciser que la potentielle fraude dans l’obtention de l’acte est sans incidence sur ce délai pour les tiers (B).

A. Le rôle décisif de l’affichage continu et visible

Le point de départ du délai de recours contentieux pour les tiers est un enjeu majeur en droit de l’urbanisme, conditionnant la sécurité juridique des autorisations délivrées. L’article R. 600-2 du code de l’urbanisme dispose que ce délai « court à l’égard des tiers à compter du premier jour d’une période continue de deux mois d’affichage sur le terrain ». Pour que ce délai soit opposable, l’affichage doit non seulement être continu pendant deux mois, mais aussi être visible de l’extérieur ou de la voie publique et comporter des mentions obligatoires. En l’espèce, les requérants contestaient la régularité de cet affichage. La cour écarte leurs arguments en se fondant sur des éléments matériels incontestables. Elle s’appuie sur deux constats d’huissier, l’un établi à la demande des requérants eux-mêmes, qui atteste de la présence du panneau à une date certaine, et l’autre diligenté par la bénéficiaire du permis, qui justifie de la « continuité de l’affichage » par des passages successifs.

La cour prend également soin de vérifier que « le panneau d’affichage était positionné de manière à être lisible depuis la voie publique », répondant ainsi à l’exigence de visibilité posée par le code local de l’urbanisme. En procédant à cette analyse factuelle et détaillée, elle confirme que le délai de recours a bien commencé à courir, rendant tardive toute action introduite après son expiration. Cette approche pragmatique, fondée sur des preuves objectives, renforce la prévisibilité pour les pétitionnaires et limite les contestations fondées sur des allégations difficilement vérifiables. La stabilité des droits acquis par le bénéficiaire du permis dépend entièrement de la purge de ce délai, dont le déclenchement doit être établi de manière certaine.

B. L’inefficacité de l’allégation de fraude sur la prorogation du délai

Les requérants invoquaient également une fraude de la bénéficiaire du permis pour tenter de contourner la tardiveté de leur recours. Ils se prévalaient implicitement du principe selon lequel un acte obtenu par fraude peut être retiré à tout moment par l’administration, en vertu de l’article L. 241-2 du code des relations entre le public et l’administration. La cour administrative d’appel opère cependant une distinction fondamentale entre le pouvoir de retrait de l’administration et le droit de recours du tiers. Elle énonce de manière claire que si la fraude « permet à l’autorité administrative compétente de l’abroger ou de le retirer à tout moment, elle ne saurait, en revanche, proroger le délai du recours contentieux ». Cette solution est une confirmation d’une jurisprudence constante qui vise à préserver la sécurité juridique.

Admettre le contraire reviendrait à permettre une remise en cause indéfinie des autorisations d’urbanisme par les tiers, sur simple allégation de fraude, anéantissant ainsi l’économie des délais de recours. La cour distingue ainsi deux mécanismes distincts : la saisine de l’administration pour qu’elle use de son pouvoir de retrait, et la saisine du juge pour qu’il annule la décision. En l’espèce, elle observe que les requérants n’ont même pas formé de conclusions tendant à l’annulation du refus implicite de l’administration de retirer le permis litigieux. Cette précision souligne que la voie de droit spécifique liée à la fraude n’a pas été correctement exercée. La fraude, bien que sanctionnée, ne constitue donc pas une clé universelle permettant de rouvrir des délais de procédure judiciaire forclos.

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II. L’appréciation spécifique de l’intérêt à agir contre le permis modificatif

Le permis de construire initial étant devenu définitif, les droits qui en découlent se trouvent cristallisés (A), ce qui conduit le juge à n’examiner l’intérêt à agir des requérants qu’au regard des seules atteintes directes générées par le permis modificatif (B).

A. La cristallisation des droits nés d’un permis initial définitif

Une fois le délai de recours expiré sans contestation, ou après le rejet définitif d’un recours, le permis de construire devient inattaquable. Il confère à son titulaire des droits acquis, qui ne peuvent être remis en cause par une contestation ultérieure. La délivrance d’un permis de construire modificatif, qui ne porte que sur des changements limités n’altérant pas la conception générale du projet, ne rouvre pas le délai de recours contre le permis initial. La cour le rappelle sobrement en affirmant que la délivrance du permis modificatif « n’a pas rouvert un délai de recours contentieux à l’encontre du permis initial du 5 mars 2020 ».

Cette position est essentielle pour la stabilité des projets de construction. Le permis modificatif forme un tout avec le permis initial, mais sur le plan contentieux, ils conservent une autonomie. Un tiers ne peut se servir de la contestation d’un modificatif comme d’un prétexte pour attaquer indirectement l’ensemble du projet autorisé initialement. La cristallisation des droits s’oppose à toute remise en cause globale. Par conséquent, l’analyse du juge se reporte exclusivement sur l’objet du permis modificatif et ses conséquences propres, isolément du reste de la construction déjà autorisée et purgée de tout recours.

B. Un intérêt à agir apprécié au seul regard des modifications autorisées

L’intérêt pour agir d’un tiers contre une autorisation d’urbanisme, défini à l’article L. 600-1-2 du code de l’urbanisme, s’apprécie au regard de l’atteinte que le projet porte « directement aux conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien » de ce tiers. Dans le cas d’un recours contre un permis modificatif alors que le permis initial est définitif, la jurisprudence applique ce critère de manière encore plus ciblée. La cour rappelle cette règle en des termes limpides : lorsque le requérant conteste un permis modificatif, « son intérêt pour agir doit être apprécié au regard de la portée des modifications apportées par le permis modificatif au projet de construction initialement autorisé ».

En l’espèce, les modifications ne portaient que sur l’ajout de deux piscines et d’un local technique. Il incombait donc aux requérants de démontrer en quoi ces ajouts spécifiques, et non les deux maisons déjà autorisées, affectaient directement la jouissance de leur propriété. La cour constate que les appelants « ne se prévalent pas plus en appel qu’en première instance d’atteinte, par les modifications autorisées […], aux conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de leur bien ». Faute de cette démonstration précise et étayée, elle conclut à leur défaut d’intérêt à agir. Cette approche rigoureuse prévient les recours dilatoires et oblige les requérants à circonscrire leur argumentation à l’objet réel et limité de la décision qu’ils attaquent, renforçant ainsi l’efficacité du dispositif contentieux en urbanisme.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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