Dans un arrêt du 25 mai 1988, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’étendue du droit à déduction en matière de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, un État membre avait institué une législation nationale limitant le droit à déduction de la taxe ayant grevé l’acquisition ou la construction d’immeubles destinés à la location. Cette limitation s’appliquait lorsque les recettes locatives annuelles étaient inférieures à un quinzième de la valeur de l’immeuble. L’institution communautaire, considérant ce régime contraire à la sixième directive en matière de TVA, a engagé une procédure en manquement. Après une mise en demeure restée sans effet et un avis motivé auquel l’État membre a refusé de se conformer, l’institution a saisi la Cour. L’État membre a d’abord soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant d’une modification de l’objet du litige, exception qui fut rejetée par la Cour. Au fond, l’institution soutenait que les dispositions de la directive imposent un droit à déduction total et immédiat pour les assujettis ayant opté pour la taxation de leurs locations immobilières. L’État membre défendait sa législation en invoquant la nécessité de encadrer des locations à loyers anormalement bas, assimilables à des libéralités et visant à prévenir des abus. Se posait alors la question de savoir si un État membre peut, de manière unilatérale, restreindre le droit à déduction de la TVA en fonction du rendement locatif d’un bien immobilier, sans contrevenir aux principes fondamentaux du système commun de TVA. La Cour de justice a répondu par la négative, affirmant que le régime de déduction vise à une neutralité fiscale absolue pour les activités économiques soumises à la taxe. Elle a jugé que la législation nationale litigieuse constituait une dérogation non prévue par la directive.
La solution retenue par la Cour réaffirme avec force le principe de neutralité de la TVA, ce qui implique une conception extensive du droit à déduction (I). Par conséquent, elle écarte logiquement les justifications avancées par l’État membre pour restreindre ce droit, rappelant la primauté des mécanismes prévus par la directive elle-même (II).
I. La consécration d’un droit à déduction intégral et immédiat
La Cour fonde sa décision sur l’économie générale du système de la taxe sur la valeur ajoutée, en rappelant d’une part que le droit à déduction est un élément essentiel de la qualité d’assujetti (A), et d’autre part que ce droit garantit la neutralité de l’impôt (B).
A. Le droit à déduction comme corollaire de l’activité économique
La Cour prend soin de rappeler les définitions posées par la sixième directive. Est assujetti celui qui accomplit de façon indépendante une activité économique, celle-ci étant définie de manière large comme « toutes les activités de producteur, de commerçant ou de prestataire de services ». La location d’un bien corporel en vue d’en retirer des recettes permanentes constitue une telle activité. Dès lors qu’une entreprise opte pour la taxation de ses opérations de location immobilière, elle acquiert la qualité d’assujetti pour ces opérations.
Ce statut emporte des conséquences automatiques. L’article 17 de la directive dispose en effet que « le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible ». Ce droit est ouvert pour la taxe due ou acquittée pour les biens et services utilisés pour les besoins des opérations taxées. Ainsi, le mécanisme de déduction est indissociable de l’assujettissement. La Cour souligne que ce droit s’exerce « immédiatement pour la totalité des taxes ayant grevé les opérations effectuées en amont ». La législation nationale, en fractionnant ou en différant ce droit selon le montant des loyers, brise ce lien direct et inconditionnel.
B. La neutralité du système commun comme obstacle aux limitations nationales
Le raisonnement de la Cour culmine dans le rappel d’un principe cardinal du système commun de TVA. Elle réitère sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt du 14 février 1985, en affirmant que « le régime des déductions vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA, due ou acquittée, dans le cadre de toutes ses activités économiques ». Cette formulation illustre parfaitement l’objectif de neutralité fiscale absolue. La TVA ne doit pas constituer une charge pour l’opérateur économique qui agit dans la sphère taxée.
Cette neutralité garantit que les choix économiques des entreprises ne sont pas faussés par la fiscalité. En conséquence, toute limitation du droit à déduction a une incidence directe sur la charge fiscale et doit être appliquée de manière uniforme dans tous les États membres. Pour cette raison, « des dérogations ne sont permises que dans les cas expressément prévus par la directive ». Or, la législation nationale en cause instaurait une limitation unilatérale, non prévue par les textes communautaires. Elle créait une distorsion en traitant différemment des opérations économiques de même nature, en fonction de leur seule rentabilité.
II. Le rejet des justifications nationales et la portée de la solution
Face à ce principe de neutralité, les arguments de l’État membre, bien que pragmatiques, ne pouvaient prospérer. La Cour les rejette en opposant les propres mécanismes de la directive (A), tout en rappelant l’obligation de suivre les procédures de dérogation prévues (B).
A. L’inefficacité des arguments tirés des spécificités nationales
L’État membre faisait valoir que sa législation visait à contrer des situations spécifiques, comme les locations à loyers très bas consenties par des collectivités locales pour des motifs sociaux ou pour attirer des entreprises. De telles pratiques s’apparenteraient à des subventions déguisées, dont le coût serait en partie supporté par le budget de l’État via le remboursement de la TVA si la déduction était totale et immédiate. La Cour ne nie pas l’existence de ces situations, mais elle juge l’argument inopérant.
Elle constate en effet que la directive contient les outils pour y faire face. Si une location, en raison de son loyer dérisoire, doit être analysée comme une libéralité plutôt qu’une véritable activité économique, le régime de la TVA ne s’applique pas de la même manière. Plus précisément, l’article 20 de la directive organise un régime de régularisation des déductions. Si un bien cesse d’être affecté à une activité taxée, la déduction initialement opérée doit être corrigée. Ce mécanisme permet de neutraliser l’avantage fiscal indu, sans pour autant remettre en cause le principe de la déduction immédiate et intégrale au moment de l’investissement.
B. Le rappel à l’orthodoxie procédurale en matière de dérogations
L’État membre invoquait également la nécessité de prévenir la fraude fiscale. Cet argument est systématiquement avancé pour justifier des mesures nationales restrictives. La Cour y répond de manière tout aussi systématique en rappelant que la lutte contre la fraude ne peut autoriser un État à déroger unilatéralement aux règles communes. La directive elle-même organise une procédure spécifique pour de telles situations.
L’article 27 permet en effet aux États membres d’introduire des mesures particulières de dérogation « pour simplifier la perception de la taxe ou pour éviter certaines fraudes ou évasions fiscales », sous réserve de l’autorisation du Conseil. En l’espèce, l’État membre n’avait pas eu recours à cette procédure. La décision a donc une portée pédagogique importante : elle rappelle que l’intégrité et l’uniformité du système commun de TVA priment sur les initiatives nationales, même si celles-ci poursuivent des objectifs en apparence légitimes. Les États membres ne disposent pas de la faculté de créer leurs propres exceptions ; ils doivent utiliser les instruments, certes plus contraignants, prévus par le droit communautaire.