Cour de justice de l’Union européenne, le 11 février 2010, n°C-541/08

L’arrêt commenté, rendu par la Cour de justice de l’Union européenne sur renvoi préjudiciel, offre un éclairage sur l’articulation entre les accords bilatéraux conclus par l’Union et la liberté de circulation des capitaux à l’égard des pays tiers.

En l’espèce, une société à responsabilité limitée de droit autrichien, dont les parts sociales étaient majoritairement détenues par des sociétés établies en Suisse, a acquis en 2007 des droits de propriété sur un ensemble de biens immobiliers situés en Autriche. Lors de la transaction, il fut déclaré que l’opération n’était pas soumise à autorisation administrative, en vertu de l’accord sur la libre circulation des personnes conclu entre la Communauté européenne et la Confédération suisse. La société acquéreuse a alors sollicité l’inscription de son droit de propriété au registre foncier.

La demande d’inscription, initialement acceptée par le tribunal de première instance, a fait l’objet d’un recours par une société tierce. La juridiction d’appel a confirmé l’inscription, considérant que l’accord conclu avec la Confédération suisse permettait d’assimiler la société acquéreuse à une société autrichienne, la dispensant ainsi de produire l’attestation administrative requise par la législation du Land de Vienne pour les acquisitions immobilières par des étrangers. Saisie d’un pourvoi, la Cour suprême autrichienne a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice deux questions préjudicielles. Elle cherchait à savoir, d’une part, si l’égalité de traitement en matière d’acquisition immobilière prévue par l’accord s’appliquait aux personnes morales et, d’autre part, dans la négative, si la législation autrichienne imposant une autorisation constituait une restriction à la libre circulation des capitaux admissible à l’égard de la Suisse au titre de l’article 57, paragraphe 1, du traité CE.

La Cour de justice répond que l’égalité de traitement prévue par l’accord en matière immobilière ne bénéficie qu’aux personnes physiques. Elle ajoute que la réglementation nationale, qui soumet l’acquisition d’un bien immobilier par un ressortissant étranger à un régime d’autorisation, constitue une restriction à la libre circulation des capitaux qui demeure néanmoins admissible, car elle existait pour l’essentiel avant le 31 décembre 1993.

La décision circonscrit de manière restrictive le champ d’application personnel de l’accord bilatéral (I), avant de valider une législation nationale restrictive de la circulation des capitaux par une application extensive de la clause de maintien (II).

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I. La portée personnelle limitée de l’accord en matière d’acquisition immobilière

La Cour de justice adopte une lecture stricte de l’accord, le distinguant nettement du droit du marché intérieur. Elle fonde son analyse sur une interprétation littérale de ses dispositions (A), ce qui la conduit à confirmer l’exclusion des personnes morales de la plupart des droits qu’il confère, notamment en matière d’établissement (B).

A. Une interprétation littérale et téléologique stricte de l’accord

La Cour rappelle que l’interprétation des dispositions du droit de l’Union relatives au marché intérieur ne peut être automatiquement transposée à celle de l’accord. Elle se réfère à une jurisprudence antérieure pour souligner que, par cet accord, la Confédération suisse n’a pas adhéré à un projet d’intégration économique mais a préféré des arrangements bilatéraux sectoriels. Les objectifs poursuivis par cet accord sont donc plus limités que ceux du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

S’appuyant sur le libellé même de l’accord, la Cour constate que celui-ci vise principalement les « ressortissants des États membres et de la Confédération suisse », ce qui désigne des personnes physiques. Elle relève que « toutes les catégories de personnes, ressortissantes des États membres et suisses, visées par l’accord, à l’exception des prestataires et des destinataires de services, présupposent par leur nature qu’il s’agit de personnes physiques ». L’argument tiré d’une assimilation des personnes morales aux personnes physiques, tel qu’il existe dans le traité pour la liberté d’établissement, est ainsi jugé non pertinent dans le cadre de cet accord spécifique. Cette approche textuelle et finaliste justifie une application différenciée des libertés selon la nature des engagements internationaux de l’Union.

B. La confirmation de l’exclusion des personnes morales du droit d’établissement et de ses corollaires

En conséquence de cette interprétation, la Cour estime que les personnes morales ne peuvent se prévaloir du droit d’établissement conféré par l’accord. Le droit d’acquérir des biens immobiliers, régi par l’article 25 de l’annexe I, est analysé comme un corollaire de l’exercice des libertés de circulation garanties aux seules personnes physiques. La Cour souligne en effet que cet article mentionne comme titulaires du droit le « ressortissant d’une partie contractante qui a un droit de séjour » et le « frontalier », des notions qui ne peuvent s’appliquer qu’à des individus.

Il ressort de cette analyse que « l’égalité de traitement avec les ressortissants nationaux prescrite en matière d’acquisitions immobilières vaut uniquement pour les personnes physiques ». La Cour confirme ainsi une distinction fondamentale entre les sociétés issues de l’Espace économique européen, qui bénéficient pleinement du droit d’établissement, et celles relevant de l’accord avec la Confédération suisse, dont les droits sont plus circonscrits. Cette solution réaffirme la souveraineté des États membres dans la régulation des investissements immobiliers provenant de pays tiers, sauf disposition expresse contraire.

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II. La validation d’une restriction à la libre circulation des capitaux au nom du droit antérieur

Ayant écarté l’application de l’accord, la Cour examine la législation autrichienne au regard de la libre circulation des capitaux. Elle rappelle l’existence d’une clause de maintien des restrictions existantes à l’égard des pays tiers (A), et procède à une appréciation substantielle de la législation pour conclure à son maintien (B).

A. L’application de la clause de maintien des restrictions aux investissements immobiliers

La Cour examine la législation litigieuse sous l’angle de l’article 64, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui correspond à l’ancien article 57, paragraphe 1, du traité CE. Cette disposition autorise le maintien des restrictions à la libre circulation des capitaux à destination ou en provenance de pays tiers existant au 31 décembre 1993 et concernant, entre autres, les investissements immobiliers. Le régime autrichien, qui soumet à autorisation l’acquisition d’un bien immobilier par une société contrôlée par des capitaux suisses, constitue une telle restriction.

La difficulté en l’espèce provenait du fait que la loi appliquée avait été adoptée en 1998, soit après la date butoir. La question était donc de savoir si cette nouvelle loi pouvait être considérée comme une restriction « existant » au 31 décembre 1993. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle cette condition est remplie si la nouvelle réglementation est, dans sa substance, identique à la réglementation antérieure, et ne repose pas sur une logique différente ni n’instaure de procédures nouvelles.

B. Une appréciation substantielle de l’identité des réglementations successives

La Cour procède à une comparaison entre la législation en vigueur au 31 décembre 1993 et celle adoptée postérieurement. Elle constate que l’obligation fondamentale, à savoir la nécessité d’obtenir une autorisation pour l’acquisition d’un bien immobilier par un ressortissant étranger, existait déjà dans la législation antérieure. La définition de « ressortissant étranger » incluait déjà les personnes morales majoritairement détenues par des étrangers.

La modification introduite en 1998 concernait la procédure et l’autorité compétente pour constater une exemption à l’obligation d’autorisation, cette compétence ayant été transférée du juge du registre foncier à une autorité municipale. La Cour juge que ces modifications procédurales « sont sans incidence sur la substance même de la réglementation applicable ». Elle en conclut que « la réglementation en vigueur ne repose pas sur une logique différente de celle du droit antérieur et ne met pas en place des procédures substantiellement nouvelles ». Par cette approche pragmatique, la Cour admet qu’une modernisation administrative des procédures ne fait pas obstacle à l’application de la clause de maintien, pour autant que le principe et l’économie générale de la restriction demeurent inchangés. Cette solution confère ainsi aux États membres une certaine flexibilité dans la gestion de leurs législations anciennes.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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