Cour d’appel administrative de Marseille, le 22 mai 2025, n°23MA02225

Par un arrêt en date du 22 mai 2025, la Cour administrative d’appel de Marseille s’est prononcée sur la qualification d’acte anormal de gestion résultant de la mise à disposition d’un bien immobilier à un associé pour un loyer minoré.

En l’espèce, une société de droit néerlandais, propriétaire d’un ensemble immobilier de prestige dans le département du Var, a fait l’objet d’une vérification de comptabilité. L’administration fiscale a constaté que ce bien était loué à l’un de ses associés pour un loyer annuel d’environ soixante-six mille euros. Estimant ce montant très inférieur à la valeur locative réelle du bien, l’administration a considéré cette sous-évaluation comme constitutive d’un acte anormal de gestion. Elle a par conséquent réintégré dans les résultats imposables de la société la différence entre la valeur locative qu’elle a réévaluée et le loyer effectivement perçu, et a notifié des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés. Saisie par la société, le tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande de décharge des impositions par un jugement du 10 juillet 2023. La société a alors interjeté appel de ce jugement, contestant tant la régularité de la procédure que le bien-fondé des rehaussements. Elle soutenait notamment l’incompétence territoriale du vérificateur, l’insuffisante motivation de la proposition de rectification, et contestait la méthode d’évaluation de la valeur locative retenue par l’administration, tout en invoquant une prise de position formelle qui aurait été prise par l’administration lors d’un précédent contrôle.

La question de droit soumise à la cour était de déterminer si la location d’un bien immobilier à un associé pour un prix manifestement inférieur à sa valeur locative de marché caractérise un acte anormal de gestion justifiant un rehaussement d’impôt, et si le contribuable pouvait utilement s’opposer à ce rehaussement en invoquant des irrégularités de procédure ou une garantie administrative.

La cour administrative d’appel rejette la requête de la société. Elle juge que l’administration fiscale démontre que la société « s’est délibérément appauvrie à des fins étrangères à son intérêt en donnant l’ensemble immobilier en location à son associé en contrepartie d’un loyer nettement inférieur à la valeur locative ». La cour valide ainsi l’existence d’un acte anormal de gestion et écarte par ailleurs l’ensemble des moyens de procédure et de fond soulevés par la société requérante, confirmant le bien-fondé de l’imposition. Cet arrêt offre une illustration classique de la sanction de l’acte anormal de gestion tout en précisant la portée des garanties offertes au contribuable.

L’arrêt confirme avec rigueur l’application de la théorie de l’acte anormal de gestion à la sous-location d’un actif social au profit d’un associé (I), tout en adoptant une approche restrictive des garanties procédurales et interprétatives que le contribuable pensait pouvoir invoquer (II).

I. La consécration d’une conception économique de l’acte anormal de gestion

La Cour valide le raisonnement de l’administration fiscale en confirmant d’une part la renonciation à recettes comme un appauvrissement contraire à l’intérêt social (A), et d’autre part la méthode d’évaluation de l’avantage consenti fondée sur la valeur vénale du bien (B).

A. La renonciation à recettes, expression de l’appauvrissement de la société

Le juge rappelle la définition prétorienne de l’acte anormal de gestion, le qualifiant comme « l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt ». En l’espèce, la mise à disposition d’un bien immobilier d’exception à un associé pour un loyer modique constitue une illustration topique de cette définition. L’entreprise se prive délibérément de revenus qu’elle aurait pu normalement percevoir d’un tiers dans des conditions de marché. Cet appauvrissement ne trouve aucune contrepartie dans l’intérêt de l’exploitation. Au contraire, il bénéficie exclusivement à l’intérêt privé de l’associé, qui jouit d’un bien de grande valeur à un coût sans rapport avec la réalité économique.

La décision de la cour s’inscrit dans une jurisprudence constante qui sanctionne les avantages injustifiés consentis par une société à ses dirigeants ou associés. Le raisonnement est implacable : l’intérêt social commande la recherche de profits ou, à tout le moins, le maintien de la substance de l’actif. En renonçant à un loyer de marché, la société contrevient directement à son objet lucratif et commet un acte de disposition de ses ressources qui ne relève pas d’une gestion commerciale normale. La Cour confirme ainsi que la simple existence d’un bail et la perception d’un loyer ne suffisent pas à écarter l’anormalité de l’acte dès lors que le prix convenu est manifestement insuffisant.

B. La validation de la méthode d’évaluation par référence à la valeur vénale

Pour quantifier l’avantage consenti, l’administration fiscale a déterminé la valeur locative du bien en appliquant un taux de rendement à sa valeur vénale, elle-même établie par comparaison avec des propriétés similaires. La société requérante contestait le caractère probant de ces comparaisons. La Cour écarte l’argument en soulignant que la contribuable « ne fait état d’aucun élément permettant de remettre en cause le caractère comparable des propriétés retenues ». Ce faisant, elle confirme la validité de la méthode d’évaluation retenue, qui privilégie une approche économique réaliste au détriment de la valeur locative cadastrale, jugée inadaptée pour refléter le loyer de marché d’un bien d’exception.

Cette solution revêt une portée pratique importante. Elle reconnaît à l’administration une latitude significative dans le choix de ses méthodes d’évaluation, à condition qu’elles reposent sur des critères objectifs et pertinents. Le taux de rendement de 3,5 %, finalement retenu après recours hiérarchique et d’ailleurs proposé par la société elle-même, est jugé non excessif. La décision démontre que le juge de l’impôt n’hésite pas à se livrer à une appréciation concrète des faits économiques pour déterminer le juste montant de l’impôt. Le fardeau de la preuve pèse lourdement sur le contribuable qui, pour contester une évaluation, doit fournir des éléments précis et circonstanciés démontrant son caractère erroné.

Le juge, après avoir validé le fondement économique du rehaussement, examine avec la même rigueur les garanties que le contribuable croyait pouvoir opposer à l’administration.

II. Le rejet d’une conception extensive des garanties du contribuable

La Cour écarte les moyens de la société requérante en procédant à une interprétation stricte des règles de procédure (A) et en refusant de reconnaître l’existence d’une prise de position formelle de l’administration sur la méthode d’évaluation (B).

A. L’interprétation pragmatique des règles de compétence et de motivation

La société soutenait en premier lieu que les services vérificateurs du Var étaient incompétents, au motif qu’elle aurait dû déposer ses déclarations auprès du service des impôts des entreprises étrangères à Paris. La Cour rejette ce moyen en appliquant une solution pragmatique issue de l’article 350 terdecies de l’annexe III au code général des impôts. Elle juge que « lorsqu’un contribuable dépose sa déclaration d’impôt auprès d’un service qui n’est pas habilité à la recevoir, tant les agents du service territorialement habilité (…) que ceux du service auprès duquel la déclaration a été déposée à tort sont compétents ». Cette règle de bon sens évite que le contribuable puisse tirer avantage de sa propre erreur de dépôt pour obtenir la nullité de la procédure.

En second lieu, la Cour estime que la proposition de rectification était suffisamment motivée au sens de l’article L. 57 du livre des procédures fiscales. Elle relève que le document précisait les impôts, les années, le principe du rehaussement, et détaillait la méthode de calcul de la valeur locative, incluant la valeur vénale retenue et les termes de comparaison utilisés. Une telle motivation a permis à la société de présenter utilement ses observations. Le juge se livre ici à un contrôle de l’effectivité des droits de la défense, considérant la procédure régulière dès lors que le contribuable a été mis en mesure de comprendre le rehaussement et d’y répondre en connaissance de cause.

B. Le refus de l’application de la garantie contre les changements d’appréciation

L’argument le plus substantiel de la société requérante portait sur la garantie prévue à l’article L. 80 B du livre des procédures fiscales. Elle affirmait que lors d’un contrôle antérieur, l’administration avait implicitement validé la méthode d’évaluation fondée sur la valeur locative cadastrale, et que ce faisant, elle avait pris une position formelle sur une situation de fait qui l’engageait pour l’avenir. La Cour n’est pas de cet avis. Elle juge qu’en retenant la valeur locative cadastrale lors d’un précédent contrôle, « l’administration n’a pas, contrairement à ce que soutient la société (…), pris formellement position sur l’appréciation, au regard de la loi fiscale, d’une situation de fait ».

Cette interprétation est stricte mais conforme à la jurisprudence constante du Conseil d’État. Une prise de position formelle engageant l’administration ne peut résulter d’une simple absence de rectification ou de la reconduction tacite d’une méthode. Elle suppose une démarche explicite du contribuable et une réponse écrite et non équivoque de l’administration sur l’appréciation d’une situation de fait déterminée au regard d’un texte fiscal. L’arrêt rappelle ainsi que le silence ou la tolérance passée de l’administration ne crée pas de droit acquis pour le contribuable. L’administration conserve son pouvoir de contrôle et peut, pour des exercices futurs, porter une appréciation différente sur une situation, sous la seule censure du juge de l’impôt.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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