Par un arrêt du 8 octobre 1987, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application du principe de la liberté d’établissement. En l’espèce, le gérant de nationalité française d’une société française exploitant un supermarché en France faisait l’objet de poursuites pénales pour avoir procédé à une extension de sa surface de vente sans l’autorisation requise par la législation nationale relative à l’urbanisme commercial. Devant le juge pénal, le prévenu a soutenu que cette réglementation était contraire aux dispositions du droit communautaire.
Saisi de cette argumentation, le tribunal de police de Falaise a décidé, par un jugement du 11 décembre 1986, de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle en vertu de l’article 177 du traité CEE. La juridiction de renvoi demandait si la législation française en cause était compatible avec les dispositions du traité de Rome et les directives communautaires. Le problème de droit qui se posait à la Cour consistait donc à déterminer si les dispositions du droit communautaire relatives à la liberté d’établissement pouvaient être invoquées dans une situation dépourvue de tout élément d’extranéité, c’est-à-dire dans un contexte purement interne à un État membre.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que « ni l’article 52 du traité CEE ni les directives 68/363/CEE et 68/364/CEE du Conseil, prises pour sa mise en œuvre dans le domaine des activités non salariées relevant du commerce de détail, ne s’appliquent à des situations purement internes à un État membre, telles que celle d’un ressortissant d’un État membre qui n’aurait jamais résidé ou travaillé dans un autre État membre ».
Cette solution conduit la Cour à réaffirmer le champ d’application matériel des libertés de circulation (I), tout en confirmant la répartition des compétences entre l’ordre juridique communautaire et les ordres juridiques nationaux (II).
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I. La délimitation du champ d’application de la liberté d’établissement
La Cour de justice, pour répondre à la juridiction nationale, opère une reformulation de la question posée afin de la faire entrer dans le cadre de sa compétence d’interprétation (A), avant d’exclure du bénéfice de la liberté d’établissement les situations ne présentant aucun lien avec le droit communautaire (B).
A. Le rôle interprétatif de la Cour de justice
Face à une question portant sur la compatibilité d’une norme nationale avec le droit communautaire, la Cour rappelle méthodiquement la nature de sa mission dans le cadre du renvoi préjudiciel. Elle souligne que, « si la cour n’a pas compétence, aux termes de l’article 177 du traité, pour appliquer la règle communautaire à une espèce déterminée et, partant, pour qualifier une disposition de droit national au regard de cette règle, elle peut cependant […] fournir à une juridiction nationale les éléments d’interprétation du droit communautaire qui pourraient lui être utiles dans l’appréciation des effets de cette disposition ». Cette posture classique permet à la Cour de ne pas s’immiscer dans la fonction du juge national, seul compétent pour trancher le litige au principal, tout en assurant l’application uniforme du droit communautaire.
En l’occurrence, bien que la question fût formulée de manière très large, la Cour s’est attachée à « extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de l’acte portant renvoi, les éléments de droit communautaire qui appellent une interprétation ». C’est en se fondant sur la motivation du jugement, qui mentionnait une restriction à la liberté d’établissement, que la Cour a pu identifier les dispositions pertinentes, à savoir l’article 52 du traité et les directives d’application relatives au commerce de détail. Cette démarche pragmatique témoigne de l’esprit de coopération qui anime la procédure préjudicielle et permet de fournir une réponse utile au juge national.
B. L’exclusion des situations purement internes
Après avoir circonscrit l’objet de la question, la Cour examine les faits de l’espèce pour déterminer si la situation relevait du champ d’application matériel de la liberté d’établissement. Elle constate que la société exploitant le supermarché est française, que son établissement est en France et que le gérant poursuivi est de nationalité française et réside en France. La Cour en déduit qu’« on se trouve en l’espèce en présence d’une situation purement interne à un État membre ». Or, la finalité des dispositions relatives à la liberté d’établissement est de garantir la mobilité des opérateurs économiques au sein du marché commun.
La Cour rappelle à cet égard que l’article 52 du traité « vise à assurer le bénéfice du traitement national à tout ressortissant d’un État membre qui s’établit […] dans un autre État membre pour y exercer une activité non salariée ». Cette disposition a pour objet d’interdire les discriminations fondées sur la nationalité qui entraveraient l’accès aux activités économiques dans un autre État que celui d’origine. Par conséquent, « l’absence de tout élément sortant d’un cadre purement national dans une espèce déterminée a ainsi pour effet […] que les dispositions du droit communautaire ne sont pas applicables à une telle situation ». La solution est logique : les libertés de circulation n’ont pas vocation à régir des situations qui ne comportent aucun franchissement de frontière, réel ou potentiel, au sein de la Communauté.
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II. La confirmation du partage de compétences entre ordres juridiques
Cette décision, au-delà de sa portée pour la liberté d’établissement, illustre le principe de subsidiarité régissant les rapports entre le droit communautaire et le droit national (A), ce qui a pour conséquence de maintenir la compétence des législateurs nationaux dans les matières non régies par le droit communautaire (B).
A. Le respect de la souveraineté normative des États membres
En jugeant que les dispositions sur la liberté d’établissement ne s’appliquent pas aux situations purement internes, la Cour consacre une frontière claire entre les compétences de la Communauté et celles des États membres. Les libertés fondamentales garanties par le traité sont des instruments d’intégration du marché intérieur et non des outils d’harmonisation générale des législations nationales. Admettre l’application du droit communautaire à des situations internes reviendrait à permettre une immixtion de l’ordre juridique communautaire dans des domaines qui n’ont pas été transférés par les traités et qui relèvent de la compétence exclusive des États.
Cette jurisprudence prévient le risque de ce que l’on nomme la discrimination à rebours, où un ressortissant national pourrait se voir appliquer une réglementation nationale plus stricte que celle applicable à un ressortissant d’un autre État membre qui, lui, pourrait se prévaloir du droit communautaire. Si cette conséquence peut paraître insatisfaisante, la solution retenue par la Cour est la seule compatible avec le principe d’attribution des compétences qui structure l’Union européenne. Elle garantit ainsi que le droit communautaire ne s’applique que dans les situations pour lesquelles il a été conçu, à savoir celles présentant un enjeu pour l’intégration économique entre les États membres.
B. La portée de la compétence nationale résiduelle
La décision a pour effet de confirmer que la réglementation française sur l’urbanisme commercial peut être appliquée à un ressortissant français opérant en France sans que celui-ci puisse y opposer les principes du droit communautaire relatifs à la liberté d’établissement. En l’absence d’élément d’extranéité, la situation juridique est entièrement régie par le droit interne. Il appartient donc au seul juge national d’apprécier la légalité de l’activité du prévenu au regard de la loi française, sans que le droit communautaire ne puisse servir de paramètre de contrôle.
Cet arrêt a une portée significative car il réaffirme que de larges pans de l’activité économique demeurent sous l’empire exclusif des législations nationales. Tant qu’un opérateur économique n’exerce pas sa liberté de circulation, il ne peut invoquer les droits qui y sont attachés pour contester une norme de son propre État. Cette solution, constante dans la jurisprudence de la Cour, assure ainsi une sécurité juridique en délimitant clairement les sphères de compétence et en rappelant que le droit communautaire, aussi fondamental soit-il, n’est pas un droit commun applicable à l’ensemble des situations juridiques sur le territoire de l’Union.