Par un arrêt du 24 novembre 1982, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la compatibilité d’une mesure fiscale nationale avec les objectifs de la politique agricole commune. En l’espèce, un État membre avait instauré un impôt foncier temporaire sur les terres agricoles dans le cadre d’un plan de politique économique plus large. Cette mesure suivait une dévaluation de la monnaie nationale, accompagnée d’une dévaluation du taux de change agricole par le Conseil des Communautés européennes, afin d’éviter l’application de montants compensatoires monétaires. L’augmentation des prix agricoles en monnaie nationale qui en résulta fut en partie captée par ce nouvel impôt, dont l’objectif était de répartir les charges économiques sur l’ensemble des groupes sociaux. Une fédération représentant des exploitants agricoles a contesté la légalité de cette imposition devant une juridiction nationale, arguant qu’elle neutralisait les effets d’un acte communautaire et violait ainsi les principes de la politique agricole commune. Saisie d’une question préjudicielle par la juridiction nationale, la Cour de justice devait déterminer si le droit communautaire s’opposait à ce qu’un État membre adopte une mesure fiscale qui réduit les bénéfices pour les agriculteurs découlant d’une modification du taux de change agricole décidée par le Conseil. La Cour a jugé qu’une telle mesure fiscale n’est pas, en soi, incompatible avec le droit communautaire, à condition qu’elle n’entrave pas le fonctionnement des mécanismes des organisations communes de marchés. Cette solution réaffirme l’autonomie fiscale des États membres dans le cadre de la politique agricole commune (I), tout en lui fixant des limites strictes pour préserver l’intégrité du marché unique (II).
I. La reconnaissance de l’autonomie fiscale des États membres dans le cadre de la politique agricole commune
La Cour de justice admet qu’une mesure fiscale nationale, même si elle est économiquement liée à une décision communautaire, ne viole pas par principe la politique agricole commune. Cette position se fonde sur la distinction entre une mesure de politique économique générale et une intervention sectorielle (A), ainsi que sur une interprétation stricte de l’objectif de l’acte communautaire en cause (B).
A. La dissociation de la mesure fiscale d’une politique agricole nationale
L’arrêt souligne que la politique agricole commune ne vise pas à isoler le secteur agricole des politiques économiques et fiscales nationales. La Cour rappelle que, selon l’article 39 du traité CEE, il faut tenir compte, dans l’élaboration de la politique agricole commune, « du fait que, dans les États membres, l’agriculture constitue un secteur intimement lié à l’ensemble de l’économie ». Par conséquent, les agriculteurs ne sauraient être soustraits aux effets d’une politique nationale des revenus qui vise à répartir équitablement les charges entre les différents secteurs de la population. L’impôt litigieux s’inscrivait dans une « solution économique d’ensemble affectant la plupart des groupes sociaux ». Son produit était versé au budget général de l’État sans affectation spécifique. En ne ciblant pas exclusivement le secteur agricole dans un but de politique agricole, mais en l’intégrant dans une démarche de solidarité nationale, la mesure échappe à la qualification d’outil déguisé de politique agricole nationale, potentiellement contraire aux compétences communautaires.
B. L’absence de neutralisation de l’objectif de l’acte communautaire
La fédération requérante au principal soutenait que l’impôt national avait pour but et pour effet de neutraliser les bénéfices de la dévaluation de la « monnaie verte » décidée par le Conseil. La Cour rejette cette thèse en analysant la finalité réelle du règlement du Conseil. Elle constate que celui-ci « a été adopté, non pas en vue d’assurer des revenus nets plus élevés aux agriculteurs danois, mais uniquement pour éviter l’instauration au Danemark de montants compensatoires monétaires ». L’objectif de l’acte communautaire n’était donc pas de garantir un certain niveau de revenu aux agriculteurs, mais de préserver le bon fonctionnement du système agro-monétaire. L’impôt national, en ne remettant pas en cause la non-application des montants compensatoires, n’a donc pas affecté l’objet du règlement. De plus, la Cour opère une distinction essentielle : l’augmentation des prix agricoles résultant de la dévaluation a bien eu lieu, et ce n’est qu’après que les mécanismes de marché ont joué leur rôle que l’impôt est intervenu pour absorber une partie des revenus générés. Il n’y a donc pas eu de neutralisation de l’effet du règlement, mais une ponction fiscale sur ses conséquences économiques.
Toutefois, cette autonomie fiscale reconnue aux États membres n’est pas sans limites. La Cour prend soin de préciser les conditions dans lesquelles une telle mesure deviendrait incompatible avec le droit communautaire.
II. Les limites à l’autonomie fiscale des États membres : la sauvegarde des organisations communes de marchés
Si la Cour valide le principe de l’impôt national, elle subordonne sa compatibilité au respect de l’intégrité des organisations communes de marchés. Elle confie à la juridiction nationale le soin de vérifier que la mesure fiscale n’entrave pas le fonctionnement des mécanismes communautaires, notamment en ce qui concerne la formation des prix (A) et la structure des exploitations (B).
A. L’interdiction d’une entrave au mécanisme de formation des prix
La Cour rappelle que l’un des buts essentiels des organisations communes de marchés est d’atteindre un niveau de prix qui assure un équilibre entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs, tout en garantissant les approvisionnements. Ce but pourrait être compromis par des mesures fiscales nationales qui auraient « une influence sensible, même non intentionnelle, sur le niveau des prix du marché ». La Cour suggère qu’un impôt foncier, dont l’assiette ne dépend ni du volume ni de la nature de la production, présente un risque moindre qu’une taxe sur la production. Néanmoins, elle établit clairement une limite fonctionnelle : si l’impôt, par son poids ou ses modalités, venait à perturber la formation des prix fixés dans le cadre communautaire, il serait incompatible avec le droit de l’Union. Le juge national est ainsi investi du pouvoir d’examiner les effets concrets de l’impôt sur le marché concerné.
B. La prohibition d’une altération de la structure des exploitations agricoles
La Cour de justice identifie un second risque d’ingérence : une mesure fiscale pourrait, même indirectement, affecter la structure de la production agricole. Des mesures qui auraient « une influence sensible sur la structure des exploitations agricoles et, par voie de conséquence, sur la nature et le volume des approvisionnements des marchés agricoles » pourraient également compromettre les objectifs de la politique agricole commune. Pour guider le juge national dans son appréciation, la Cour énumère plusieurs critères pertinents : « le taux de l’impôt, de son caractère temporaire ou permanent, du point de savoir s’il frappe ou non l’ensemble des propriétés agricoles, de la circonstance qu’il existe ou non un lien direct entre le montant de l’impôt et le revenu de chaque producteur ». En fournissant cette grille d’analyse, la Cour établit que l’autonomie fiscale ne doit pas conduire à une modification des conditions de production qui fausserait le jeu de l’organisation commune de marché. L’appréciation finale de ces effets potentiels est laissée à la juridiction de renvoi, illustrant ainsi la coopération entre les ordres juridiques national et communautaire.