Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 26 mars 1992. – Mario Reichert, Hans-Heinz Reichert et Ingeborg Kockler contre Dresdner Bank AG. – Demande de décision préjudicielle: Cour d’appel d’Aix-en-Provence – France. – Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 – Action paulienne – Articles 5, paragraphe 3, 16, paragraphe 5, et 24 de la convention. – Affaire C-261/90.

Par un arrêt en date du 25 mars 1992, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’interprétation de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, spécifiquement sur la qualification de l’action paulienne au regard de plusieurs de ses règles de compétence spéciale.

En l’espèce, des débiteurs résidant en Allemagne avaient fait donation à leur fils de la nue-propriété d’un bien immobilier situé en France. Un établissement de crédit, créancier des donateurs, a engagé une action paulienne devant le tribunal de grande instance de Grasse, dans le ressort duquel l’immeuble était situé, sur le fondement de l’article 1167 du Code civil français. Le tribunal a retenu sa compétence en se fondant sur l’article 16, paragraphe 1, de la Convention de Bruxelles, qui attribue une compétence exclusive en matière de droits réels immobiliers aux tribunaux de l’État de situation de l’immeuble. Saisie d’un contredit de compétence, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a adressé une première question préjudicielle à la Cour de justice. Par un arrêt du 10 janvier 1990, celle-ci a jugé que l’action paulienne, de nature personnelle, ne relevait pas de cette compétence exclusive. L’affaire étant revenue devant la cour d’appel, le créancier a alors soutenu la compétence du tribunal français sur le fondement d’autres dispositions de la Convention. La juridiction de renvoi a donc posé une seconde question préjudicielle, demandant si l’action paulienne pouvait relever de la compétence en matière délictuelle (article 5, paragraphe 3), en matière d’exécution des décisions (article 16, paragraphe 5) ou au titre des mesures provisoires et conservatoires (article 24).

La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si une action tendant à rendre inopposable à un créancier un acte de disposition accompli par son débiteur en fraude de ses droits pouvait être rattachée à l’une des compétences spéciales prévues aux articles 5, paragraphe 3, 16, paragraphe 5, ou 24 de la Convention de Bruxelles.

À cette question, la Cour de justice répond par une triple négation, considérant que l’action paulienne échappe au champ d’application de chacune de ces dispositions. Elle juge en effet qu’une telle action « ne relève pas du champ d’application des articles 5, paragraphe 3, 16, paragraphe 5, et 24 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ».

L’arrêt procède ainsi à une stricte délimitation des fors spéciaux, en écartant les qualifications qui auraient pu attirer l’action paulienne en dehors de la compétence de principe. Cette solution repose sur une analyse rigoureuse de la nature de l’action au regard des finalités propres à chaque règle de compétence (I), ce qui conduit à réaffirmer le caractère exceptionnel des compétences spéciales et exclusives au sein du système conventionnel (II).

I. L’exclusion de l’action paulienne des qualifications fondées sur sa finalité

La Cour examine successivement les différentes qualifications proposées et les rejette en se fondant sur une interprétation autonome des notions de la Convention. Elle refuse ainsi de voir dans l’action paulienne une action en responsabilité délictuelle (A) ou une mesure à caractère conservatoire (B).

A. Le rejet de la qualification délictuelle

La Cour écarte l’application de l’article 5, paragraphe 3, qui établit une compétence spéciale en matière délictuelle ou quasi délictuelle. Elle rappelle que cette notion doit être interprétée de manière autonome et « comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la « matière contractuelle » au sens de l’article 5, paragraphe 1 ». Or, l’action paulienne ne correspond pas à cette définition. Son objet n’est pas d’obtenir la réparation d’un dommage causé par une faute, mais de rendre un acte inopposable au créancier qui l’exerce.

Le raisonnement de la Cour souligne que l’action « n’est pas de faire condamner le débiteur à réparer les dommages qu’il a causés à son créancier par son acte frauduleux, mais de faire disparaître, à l’égard du créancier, les effets de l’acte de disposition passé par son débiteur ». De plus, cette action peut affecter le patrimoine d’un tiers acquéreur, y compris lorsque celui-ci est de bonne foi dans le cas d’un acte à titre gratuit. Cette spécificité la distingue fondamentalement d’une action en responsabilité, qui suppose une faute imputable au défendeur. L’absence de recherche de responsabilité au sens classique du terme empêche donc de la qualifier de délictuelle.

B. Le refus de l’assimilation à une mesure conservatoire

La Cour rejette également la qualification de mesure provisoire ou conservatoire au sens de l’article 24 de la Convention. Elle définit ces mesures comme celles qui « sont destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond ». L’action paulienne ne vise pas à maintenir le statu quo en attendant une décision au fond. Au contraire, elle a pour but une modification pérenne de la situation juridique.

En effet, l’action « tend à ce que le juge modifie la situation juridique du patrimoine du débiteur et de celui du bénéficiaire en ordonnant la révocation, à l’égard du créancier, de l’acte de disposition passé par le débiteur en fraude de ses droits ». Elle ne constitue donc pas une mesure d’attente, mais bien une action principale qui, si elle aboutit, altère définitivement les droits des parties concernées, notamment en réintégrant fictivement le bien dans le gage du créancier. Sa nature transformative s’oppose à la fonction purement conservatoire visée par l’article 24.

II. La consécration d’une interprétation stricte des compétences dérogatoires

Au-delà de l’analyse de chaque disposition, la décision révèle une approche jurisprudentielle constante qui consiste à interpréter de manière restrictive les exceptions au principe de la compétence du for du défendeur. Cette rigueur se manifeste tant à l’égard de la compétence exclusive en matière d’exécution (A) qu’à travers le renforcement implicite de la primauté de la compétence générale (B).

A. Une conception restrictive de la compétence en matière d’exécution

La Cour écarte l’application de l’article 16, paragraphe 5, qui confère une compétence exclusive aux tribunaux du lieu d’exécution pour les litiges « en matière d’exécution des décisions ». Elle rappelle que les compétences exclusives, privant les parties du choix du for, doivent être interprétées sans extension au-delà de leur objectif. L’objectif de cette disposition est de réserver aux juridictions de l’État d’exécution la connaissance des contestations liées à la mise en œuvre matérielle d’une décision.

La Cour précise que les contestations visées sont celles qui naissent du « recours à la force, à la contrainte ou à la dépossession de biens meubles et immeubles ». L’action paulienne, si elle a pour finalité de préserver les droits du créancier en vue d’une exécution future, ne constitue pas elle-même une étape de cette exécution forcée. Elle se situe en amont et vise à reconstituer le droit de gage général du créancier. Elle ne soulève pas de difficulté propre à l’exécution matérielle d’un jugement et ne saurait donc relever de cette compétence exclusive.

B. Le rappel de la primauté de la compétence générale du for du défendeur

En rejetant successivement toutes les bases de compétence spéciale invoquées, la Cour réaffirme par prétérition le principe fondamental de la Convention de Bruxelles, énoncé à son article 2 : la compétence de principe appartient aux juridictions de l’État contractant du domicile du défendeur. L’arrêt, comme celui rendu précédemment dans la même affaire, a pour effet de consolider ce principe en limitant la portée des fors optionnels et exclusifs.

Cette approche garantit la prévisibilité des règles de compétence et la sécurité juridique pour les justiciables. En l’absence de tout rattachement de l’action paulienne à un for spécial, la solution qui s’impose est le retour à la règle générale. Le créancier doit donc attraire son débiteur et, le cas échéant, le tiers acquéreur, devant les juridictions de leur domicile. L’arrêt illustre ainsi parfaitement comment l’interprétation restrictive des exceptions sert à préserver la cohérence et l’économie générale du système conventionnel de répartition des compétences.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Avocats en droit immobilier et droit des affaires - Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture