5ème chambre du Conseil d’État, le 2 octobre 2025, n°502999

Par un arrêt en date du 2 octobre 2025, le Conseil d’État, statuant en matière de procédure d’admission des pourvois en cassation, s’est prononcé sur le caractère sérieux des moyens soulevés par des requérants à l’encontre d’une décision de cour administrative d’appel. En l’espèce, une personne, victime d’un préjudice corporel survenu dans le cadre de sa prise en charge par un établissement hospitalier, a recherché, conjointement avec un proche, la réparation de ses dommages. Le tribunal administratif de Melun, par un jugement du 1er juillet 2022, a fait partiellement droit à leur demande en condamnant l’établissement et l’office national d’indemnisation à leur verser des indemnités sous forme de capital. Saisie par les requérants ainsi que par les défendeurs, la cour administrative d’appel de Paris a, par un arrêt du 31 janvier 2025, réformé cette décision. Les juges d’appel ont notamment substitué une rente annuelle au capital alloué pour certains préjudices futurs et ont rejeté la demande d’indemnisation afférente à l’acquisition d’un terrain et à la construction d’une maison adaptée au handicap de la victime. C’est dans ces conditions que les requérants ont formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, articulant plusieurs moyens d’illégalité à l’encontre de l’arrêt d’appel. Ils contestaient notamment la conversion de l’indemnité en rente ainsi que le refus d’indemniser le coût d’un nouveau logement et d’un véhicule adapté. Se posait alors la question de savoir si les erreurs de droit et d’appréciation alléguées, relatives tant aux modalités de la réparation qu’à l’évaluation de certains postes de préjudice, présentaient un caractère suffisamment sérieux pour justifier une admission du pourvoi. Par la décision commentée, le Conseil d’État répond de manière différenciée. Il juge que les moyens relatifs à l’indemnisation du coût d’acquisition d’un logement adapté sont de nature à permettre l’admission des conclusions du pourvoi sur ce point, mais écarte en revanche le surplus des conclusions comme n’étant fondé sur aucun moyen sérieux.

Cette décision d’admission partielle illustre le mécanisme de filtrage des pourvois et la hiérarchie que le juge de cassation opère entre les différents types de moyens. En effet, si le Conseil d’État confirme que certaines appréciations relèvent du pouvoir souverain des juges du fond (I), il rappelle que la méconnaissance éventuelle du principe de réparation intégrale du préjudice constitue une question de droit justifiant son contrôle (II).

I. Le rejet des moyens relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond

Le Conseil d’État, par le rejet d’une partie des conclusions du pourvoi, réaffirme que le contrôle du juge de cassation ne s’étend pas aux modalités de réparation choisies par les juges du fond, sauf erreur de droit manifeste (A), ni à l’appréciation purement factuelle de certains postes de préjudice (B).

A. La confirmation de la liberté des juges du fond quant aux modalités de la réparation

Les requérants soutenaient que la cour administrative d’appel avait commis une « erreur de droit et d’insuffisance de motivation en ce qu’il substitue, sans s’en expliquer, une rente à la réparation en capital ». Ils critiquaient également le fait que les juges d’appel se soient fondés sur l’absence d’accord du débiteur pour justifier cette substitution. En n’admettant pas les conclusions sur ce point, le Conseil d’État considère implicitement mais nécessairement que ces moyens ne sont pas sérieux. Il rappelle ainsi une règle bien établie selon laquelle le choix entre une indemnisation en capital et une indemnisation sous forme de rente viagère relève, en principe, du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. Cette liberté leur permet d’opter pour la modalité la plus à même d’assurer une réparation effective et pérenne du préjudice, en tenant compte de la nature de celui-ci et de la situation de la victime. En l’absence de disposition légale ou réglementaire imposant une modalité spécifique dans ce cas d’espèce, la décision des juges d’appel de privilégier une rente pour des frais futurs et récurrents ne saurait constituer, en soi, une erreur de droit. Le juge de cassation se refuse donc à censurer une solution qui, bien que différente de celle des premiers juges, demeure dans le champ des prérogatives des juridictions du fond.

B. Le refus de contrôler une appréciation factuelle des préjudices matériels

Le Conseil d’État écarte également les moyens relatifs à l’indemnisation du coût d’acquisition d’un véhicule adapté, du renouvellement de celui-ci et d’un scooter électrique. Les requérants arguaient que la cour avait commis une « erreur de droit, d’inexacte qualification des faits de l’espèce, de dénaturation des pièces du dossier et d’insuffisance de motivation » en fondant son refus sur des motifs qu’ils estimaient erronés ou insuffisants. En qualifiant ces moyens de non sérieux, le juge de cassation signifie qu’ils se rattachent en réalité à une pure appréciation des faits de l’espèce. Déterminer si un véhicule existant pouvait être adapté, si son renouvellement était nécessaire ou si l’achat d’un scooter était justifié par le handicap relève de l’analyse des pièces du dossier et des circonstances propres à la situation de la victime. Or, le Conseil d’État n’est pas un troisième degré de juridiction ; son rôle n’est pas de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juges du fond, sauf en cas de dénaturation, c’est-à-dire d’une lecture manifestement erronée des pièces versées au débat. En l’absence d’une telle dénaturation, qui n’est manifestement pas retenue ici, le Conseil d’État laisse souveraine l’appréciation portée par la cour administrative d’appel sur ces différents postes de préjudice matériel.

Toutefois, si le Conseil d’État se montre strict quant aux moyens relevant de l’appréciation des faits, il réserve un traitement distinct au moyen qui met en cause l’application d’un principe fondamental du droit de la responsabilité.

II. L’admission du moyen contestant l’application du principe de réparation intégrale

Le juge de cassation décide d’admettre les conclusions relatives au refus d’indemniser le coût d’un logement adapté, considérant que le moyen soulevé met en jeu le principe de réparation intégrale et le contrôle de la correcte application de la notion de lien de causalité (A), ouvrant ainsi la voie à une potentielle clarification de l’étendue des préjudices indemnisables en la matière (B).

A. Le contrôle du lien de causalité entre le handicap et la nécessité d’un nouveau logement

Le Conseil d’État admet les conclusions du pourvoi en tant qu’elles visent le rejet de « la demande d’indemnisation du coût d’acquisition d’un terrain et du coût de construction d’une maison adaptée au handicap de la victime ». Les requérants soutenaient que l’arrêt était entaché d’erreur de droit et d’insuffisance de motivation en ce qu’il n’avait pas recherché « si l’acquisition d’un nouveau domicile ne lui était pas imposé par son handicap ». En jugeant ce moyen sérieux, le Conseil d’État signale que la question dépasse la simple appréciation des faits. Elle touche au cœur du droit de la responsabilité, à savoir la caractérisation du lien de causalité direct et certain entre le fait dommageable et le préjudice. Le principe de réparation intégrale impose que la victime soit replacée, autant que possible, dans la situation où elle se serait trouvée en l’absence du dommage. Si le handicap rend le maintien dans le logement antérieur impossible ou excessivement difficile, l’acquisition d’un logement adapté ne constitue plus une simple convenance personnelle, mais bien une conséquence directe du dommage corporel. En admettant ce moyen, le juge de cassation estime qu’il y a un doute sérieux sur le point de savoir si la cour administrative d’appel a correctement exercé son contrôle sur ce lien de causalité et n’a pas appliqué une conception trop restrictive du préjudice indemnisable.

B. La portée de la décision : vers une définition extensive du préjudice de logement

En choisissant de se pencher sur cette question spécifique, le Conseil d’État ne se contente pas de sanctionner une possible erreur de raisonnement. Il signale l’importance jurisprudentielle de la question de l’indemnisation du logement en cas de handicap lourd. La décision à venir sur le fond pourrait être l’occasion de préciser l’étendue des obligations du responsable en matière de logement. Le juge de cassation pourrait ainsi être amené à réaffirmer ou à clarifier que la réparation intégrale peut inclure, non seulement les frais d’aménagement d’un logement existant, mais aussi, lorsque cet aménagement est impossible ou insuffisant, le coût d’acquisition et de construction d’une habitation entièrement nouvelle et adaptée. Une telle solution, si elle était confirmée au fond, aurait une portée considérable pour l’indemnisation des victimes de dommages corporels graves. Elle viendrait consacrer une conception extensive et concrète de la réparation, visant à garantir à la victime non seulement les soins nécessaires, mais aussi des conditions de vie dignes et adaptées à sa nouvelle situation, sans lui imposer de supporter un surcoût lié à son handicap. La présente décision d’admission, en isolant ce moyen, prépare donc le terrain à un potentiel arrêt de principe sur la définition du préjudice de logement.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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