Juge des référés du Conseil d’État, le 6 juin 2025, n°504749

Par une ordonnance du 6 juin 2025, le juge des référés du Conseil d’État a précisé les conditions de mise en œuvre de la procédure de référé-liberté en matière de protection de l’environnement. En l’espèce, une association de protection de l’environnement et plusieurs personnes physiques avaient saisi le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion afin d’obtenir la suspension des travaux de réalisation d’une zone d’aménagement concerté (ZAC). Les requérants soutenaient que ce projet d’aménagement portait une atteinte grave au droit de vivre dans un environnement équilibré, notamment en raison de la présence d’espèces protégées et de l’artificialisation des sols. Par une ordonnance du 14 mai 2025, la juge des référés avait rejeté leur demande, estimant que la condition d’urgence n’était pas remplie. Saisi en appel, le juge des référés du Conseil d’État était ainsi conduit à examiner les critères d’appréciation de l’urgence au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, dans le contexte d’une opération d’urbanisme ancienne et se déroulant par phases successives. Il lui appartenait de déterminer si la reprise des travaux d’un projet engagé depuis plusieurs années pouvait constituer une situation d’urgence justifiant l’intervention du juge dans un très bref délai pour sauvegarder une liberté fondamentale. Le Conseil d’État rejette la requête en confirmant l’analyse du premier juge, au motif que les requérants ne remettaient pas « sérieusement en cause l’appréciation portée par la juge des référés du tribunal administratif quant à l’absence de justification d’une urgence caractérisée ».

Cette décision conduit à examiner la lecture stricte de la condition d’urgence opérée par le juge administratif (I), laquelle restreint la portée du référé-liberté comme outil de protection de l’environnement face aux projets d’aménagement (II).

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I. La confirmation d’une appréciation restrictive de l’urgence en matière de référé-liberté environnemental

Le juge des référés, tant en première instance qu’en appel, fonde sa décision sur une analyse concrète et rigoureuse de la condition d’urgence, en la confrontant d’une part à l’historique et au phasage du projet (A), et d’autre part à l’absence de contestation des autorisations administratives qui en constituent le fondement (B).

A. L’appréciation de l’urgence au regard de l’ancienneté et du phasage du projet

Le raisonnement du juge s’appuie de manière déterminante sur la temporalité du projet d’aménagement. L’ordonnance attaquée avait relevé que l’opération, bien que connaissant une phase de travaux récente, avait été initiée près de vingt ans auparavant. La phase de « création » avait été engagée dès 2003-2004, tandis que la phase de « réalisation » était elle-même « fractionnée en trois périodes couvrant respectivement les années 2023-2025, 2026-2030 et 2031 à 2035 ». Pour le juge, cette inscription du projet dans le temps long et son caractère progressif atténuent la perception d’une situation de péril imminent qui seule pourrait justifier l’intervention en urgence. En effet, la procédure du référé-liberté est conçue pour parer à une atteinte se produisant avec une soudaineté et une gravité telles qu’une mesure conservatoire s’impose dans les quarante-huit heures. Or, dans le cas d’un projet dont le développement est connu, planifié et échelonné sur plusieurs décennies, l’urgence est plus difficile à caractériser. La reprise des travaux en 2024 ne constitue alors qu’une étape prévisible d’un processus ancien, et non une situation nouvelle et imprévue.

B. Le rôle subsidiaire du juge du référé-liberté face aux autorisations administratives non contestées

Le juge des référés souligne également un élément procédural essentiel : les autorisations environnementales délivrées par l’autorité préfectorale n’avaient fait l’objet d’aucune contestation en temps utile. Cette circonstance pèse lourdement dans l’appréciation de l’urgence, car elle prive les allégations d’illégalité manifeste d’une partie de leur force. En effet, l’arrêté autorisant la dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées, qui constitue le fondement juridique des travaux litigieux, était devenu définitif. Le juge du référé-liberté n’a pas vocation à se substituer au juge du fond pour apprécier la légalité d’actes administratifs non contestés. En relevant qu’il ne résultait pas de l’instruction que « l’impératif de préservation de l’écosystème présent sur la zone de la savane aurait été méconnu », le juge indique que la balance des intérêts a déjà été opérée par l’administration, sous le contrôle potentiel du juge de l’excès de pouvoir, qui n’a pas été saisi. L’atteinte, à la supposer établie, ne pourrait donc être qualifiée de manifestement illégale, ce qui affaiblit d’autant la nécessité d’une intervention d’urgence.

Cette application rigoureuse des conditions du référé-liberté interroge sur la portée de cette voie de droit pour la protection du droit à un environnement sain, particulièrement face à des opérations d’aménagement d’envergure.

II. La portée limitée de la protection juridictionnelle d’urgence face aux projets d’aménagement

En circonscrivant strictement l’office du juge du référé-liberté, la décision met en lumière les limites du contrôle d’urgence exercé sur une liberté fondamentale dont le périmètre reste encadré (A). Par conséquent, elle incite indirectement les justiciables à privilégier une contestation en amont des projets complexes plutôt que de recourir à des procédures d’urgence a posteriori (B).

A. Le droit à un environnement sain, une liberté fondamentale au contrôle encadré

Le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, consacré par l’article 1er de la Charte de l’environnement, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. La présente décision ne remet pas en cause ce principe, mais elle en conditionne la sauvegarde par le juge du référé-liberté à la démonstration d’une double exigence : une urgence caractérisée et une illégalité manifeste. En l’espèce, le juge considère que l’urgence fait défaut, ce qui suffit à écarter sa compétence sans même analyser en profondeur l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale. Cette approche pragmatique rappelle que le référé-liberté n’est pas une voie de recours ordinaire permettant de contester la substance d’un projet d’aménagement. Il demeure un mécanisme d’exception, destiné à répondre à des situations de crise aiguë, et non à trancher des différends complexes où s’opposent des intérêts publics majeurs, comme le développement urbain et la protection de la biodiversité, déjà arbitrés dans le cadre d’autorisations administratives.

B. L’incitation à une contestation en amont des projets complexes

La solution retenue par le Conseil d’État porte en elle une portée pédagogique à destination des associations de protection de l’environnement et des citoyens. Elle souligne implicitement que la stratégie contentieuse la plus efficace ne réside pas dans l’activation tardive de procédures d’urgence, lorsque les travaux sont déjà engagés. Au contraire, elle démontre la nécessité d’une vigilance juridique constante tout au long du processus d’élaboration des projets d’aménagement. La contestation des documents de planification urbaine, des déclarations d’utilité publique ou, comme en l’espèce, des autorisations environnementales dérogatoires, par la voie du recours pour excès de pouvoir, constitue le moyen le plus sûr de faire valoir les impératifs écologiques. En confirmant le rejet de la demande de suspension, le juge des référés renforce l’idée que son intervention n’est pas une session de rattrapage pour les recours qui n’ont pas été formés en temps utile contre les actes administratifs autorisant le projet. La protection effective de l’environnement passe ainsi moins par des actions d’urgence spectaculaires que par un contrôle de légalité rigoureux exercé en amont.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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