Par un arrêt en date du 3 juin 2025, la Cour administrative d’appel de Toulouse a annulé un arrêté préfectoral déclarant d’utilité publique la constitution d’une importante réserve foncière. Un préfet avait, par un arrêté du 25 juin 2020, déclaré d’utilité publique l’acquisition de parcelles sur une superficie de quatre-vingt-six hectares, en vue de permettre l’extension d’une zone d’activités économiques sur le territoire d’une commune. Des propriétaires, ainsi que plusieurs associations de défense de l’environnement et de l’agriculture, ont contesté cette décision. Après le rejet de leurs recours gracieux, ils ont saisi le tribunal administratif de Nîmes, qui a validé l’arrêté préfectoral par deux jugements du 23 mai 2023. Les requérants ont alors interjeté appel de ces jugements, soutenant notamment que l’opération était dépourvue d’utilité publique en raison de son caractère disproportionné au regard des besoins réels et des atteintes portées à la propriété privée et aux terres agricoles. Se posait dès lors à la cour la question de savoir si une déclaration d’utilité publique pouvait légalement porter sur un périmètre manifestement excessif au regard des besoins économiques établis et des objectifs poursuivis par l’administration. La cour administrative d’appel y répond par la négative, considérant que le projet présente des inconvénients excessifs par rapport à son intérêt. En annulant les jugements de première instance et l’arrêté préfectoral contesté, le juge d’appel a procédé à un contrôle rigoureux de la justification de l’opération, sanctionnant une disproportion manifeste entre le périmètre du projet et la réalité des besoins invoqués.
Il convient d’analyser la censure par le juge d’une utilité publique insuffisamment démontrée (I), avant d’étudier la portée de cette décision qui réaffirme la prééminence des équilibres fondamentaux en matière d’expropriation (II).
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I. La censure d’une utilité publique insuffisamment démontrée
La cour administrative d’appel se livre à une analyse méticuleuse des justifications économiques du projet, ce qui la conduit à en constater le caractère démesuré.
A. La vérification scrupuleuse des besoins économiques du projet
Le juge d’appel ne se contente pas des objectifs généraux affichés par l’administration pour justifier la constitution de la réserve foncière. Il procède à un examen concret et chiffré des études versées au dossier afin d’évaluer la consistance réelle des besoins en foncier économique. La cour relève ainsi une première distorsion entre le besoin global de 1 650 hectares identifié à l’horizon 2030 pour l’ensemble de la métropole et les 65 hectares prévus pour le secteur concerné. Plus encore, elle note que le déficit foncier réel dans ce secteur n’est que de vingt-deux hectares. Face à cela, l’emprise de quatre-vingt-six hectares apparaît d’emblée considérable. Le juge écarte également les besoins potentiels liés à un grand projet international, soulignant leur nature hypothétique, le courrier du directeur de la mission évoquant une possibilité qui « pourrait » mobiliser « jusqu’à 30 hectares de foncier ». Enfin, les besoins locaux de trente-sept hectares, avancés par le pétitionnaire, sont jugés ni « établis ni cohérents avec les résultats des études ». Cette démarche met en lumière la volonté du juge de fonder son contrôle sur des éléments tangibles et avérés, plutôt que sur des projections spéculatives ou des ambitions politiques.
B. La caractérisation d’une opération disproportionnée
Une fois les avantages du projet relativisés, la cour procède à la mise en balance avec ses inconvénients. Elle constate que l’opération porte majoritairement sur des « terrains agricoles exploités » et inclut « plusieurs parcelles bâties supportant des habitations ou des locaux d’activités ». Ces atteintes substantielles au droit de propriété et à une économie agricole existante pèsent lourdement dans la balance. L’analyse aboutit ainsi à la conclusion que le projet présente un caractère excessif. La cour estime que « la réserve foncière déclarée d’utilité publique par l’arrêté litigieux présente, eu égard au périmètre retenu, un caractère disproportionné, et des inconvénients excessifs par rapport à l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Cette motivation, qui constitue le cœur de l’arrêt, sanctionne directement le dimensionnement de l’opération. En jugeant que les inconvénients l’emportent sur un intérêt général finalement modeste, la cour applique avec rigueur la théorie du bilan, transformant le contrôle de l’utilité publique en un véritable examen de proportionnalité.
La sanction de ce projet surdimensionné réaffirme avec force les principes directeurs encadrant le recours à l’expropriation.
II. L’affirmation d’un contrôle strict au service des équilibres fondamentaux
Cette décision s’inscrit dans une jurisprudence protectrice du droit de propriété et prend une résonance particulière dans le contexte actuel de préservation des espaces naturels et agricoles.
A. Le bilan coût-avantages, garantie du droit de propriété
Le recours à l’expropriation pour cause d’utilité publique constitue l’une des atteintes les plus graves au droit de propriété, lequel revêt une valeur constitutionnelle. Sa mise en œuvre est donc subordonnée à des conditions strictes, dont le juge administratif est le gardien. L’arrêt commenté illustre parfaitement ce rôle. En ne se laissant pas impressionner par l’ampleur du projet ou les arguments d’opportunité économique, la cour rappelle que l’intérêt général, pour justifier une expropriation, doit être non seulement réel, mais également d’une consistance suffisante pour l’emporter sur les intérêts privés sacrifiés et les coûts collectifs induits. Le contrôle du bilan n’est pas une simple formalité ; il est l’ultime rempart protégeant le citoyen contre des projets publics dont la pertinence ne serait pas solidement établie. Cette décision confirme que la puissance publique ne dispose pas d’un blanc-seing pour s’approprier des terrains au nom d’un développement économique dont les contours demeurent flous ou surévalués.
B. La protection implicite des espaces agricoles
Bien que la motivation de l’arrêt ne se fonde pas explicitement sur les objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols, elle y contribue indirectement. En relevant que l’emprise du projet affecte des « terrains agricoles exploités », la cour intègre cet élément comme un inconvénient majeur. Cette prise en compte s’inscrit dans un mouvement législatif et sociétal plus large visant à préserver les terres agricoles et à limiter l’étalement urbain. En censurant un projet qui aurait conduit à l’artificialisation de plusieurs dizaines d’hectares sans justification avérée, le juge administratif joue un rôle de régulateur. Sans être une décision de principe, cet arrêt constitue un avertissement pour les porteurs de projets. Il les incite à une plus grande modération et à une justification plus rigoureuse de leurs besoins fonciers, particulièrement lorsque des terres fertiles sont en jeu. La solution retenue, bien que fondée sur une analyse factuelle propre à l’espèce, renforce ainsi la protection des équilibres entre développement économique et préservation de l’environnement.