Cour d’appel administrative de Toulouse, le 1 avril 2025, n°23TL01306

Par un arrêt en date du 1er avril 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur les conditions d’indemnisation d’un candidat évincé d’une procédure de passation d’un marché public. En l’espèce, un pouvoir adjudicateur avait lancé un marché à procédure adaptée pour le renouvellement de réseaux d’eau et d’assainissement. Une société candidate, dont l’offre avait été classée en deuxième position, fut informée de son rejet au profit d’une autre entreprise ayant présenté une offre financièrement moins élevée. S’estimant irrégulièrement évincée en raison de la valeur technique supérieure de son offre, la société candidate a saisi le tribunal administratif d’une demande indemnitaire. Par un jugement du 6 avril 2023, le tribunal administratif de Montpellier a fait droit à sa demande et a condamné le pouvoir adjudicateur à l’indemniser pour son manque à gagner. Le pouvoir adjudicateur a alors interjeté appel de ce jugement. Il soutenait n’avoir commis aucune erreur manifeste d’appréciation dans la notation des offres et que seule la différence de prix justifiait son choix. La société évincée maintenait pour sa part que la supériorité de son mémoire technique aurait dû conduire à lui attribuer le marché.

La question de droit soumise à la cour était de savoir si un candidat évincé peut obtenir réparation de son manque à gagner en invoquant la valeur technique supérieure de son offre, alors que les deux offres concurrentes ont obtenu la note maximale sur le critère technique et que son éviction résulte uniquement de son prix plus élevé.

La cour administrative d’appel répond par la négative, annulant ainsi le jugement de première instance. Elle juge que dès lors que l’offre de la société requérante « n’a pas été écartée au regard de sa valeur technique mais uniquement à l’aune de son prix », celle-ci ne peut utilement se prévaloir d’une prétendue supériorité technique. Le juge constate que l’appréciation de la valeur technique n’est pas le motif en rapport direct avec l’éviction. En l’absence de lien de causalité direct entre l’irrégularité alléguée dans l’appréciation des offres et le préjudice invoqué, la demande indemnitaire doit être rejetée.

La solution retenue par la cour administrative d’appel s’articule autour d’une application rigoureuse de la condition de causalité dans l’engagement de la responsabilité de l’administration (I), ce qui la conduit à réaffirmer la portée limitée de son contrôle sur l’appréciation des offres par le pouvoir adjudicateur (II).

I. L’exigence réaffirmée du lien de causalité dans l’action indemnitaire du candidat évincé

La cour fonde sa décision sur le rappel d’un principe cardinal du droit de la responsabilité administrative, celui de la nécessité d’un lien de causalité direct entre la faute et le préjudice. Elle applique ensuite ce principe aux faits de l’espèce pour constater que le prix constituait la seule cause effective de l’éviction.

A. Le caractère dirimant du lien de causalité direct entre la faute et l’éviction

La cour rappelle avec force la mécanique de l’action indemnitaire ouverte au concurrent évincé. Elle énonce qu’il appartient au juge, lorsqu’une irrégularité dans la procédure de passation est établie, « de vérifier qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute en résultant et les préjudices dont le candidat demande l’indemnisation ». Cette exigence implique que seule une irrégularité ayant directement causé l’éviction du candidat peut ouvrir droit à réparation. La solution n’est pas nouvelle et s’inscrit dans une jurisprudence constante qui subordonne le droit à indemnisation, notamment au titre du manque à gagner, à la démonstration que le candidat avait une chance sérieuse de remporter le marché en l’absence de l’irrégularité commise par le pouvoir adjudicateur.

En l’espèce, le raisonnement du juge d’appel prend le contre-pied de celui des premiers juges. Il ne se concentre pas d’emblée sur l’existence d’une éventuelle sous-évaluation de l’offre de la société évincée ou d’une surévaluation de celle de l’attributaire. La cour choisit plutôt d’examiner si le motif de l’éviction résidait bien dans l’appréciation de la valeur technique. Cette approche place le lien de causalité au cœur du contrôle juridictionnel, en tant que préalable à l’analyse des mérites respectifs des offres. La décision illustre ainsi que la simple allégation d’une faute de l’administration ne suffit pas ; le requérant doit prouver que cette faute est la cause déterminante de son préjudice.

B. La neutralisation du lien de causalité par l’analyse du rapport d’analyse des offres

Appliquant ce principe aux faits qui lui sont soumis, la cour relève un élément factuel décisif tiré du rapport d’analyse des offres. Les offres des deux sociétés concurrentes « ont toutes les deux obtenu la note de 10 sur 10 en ce qui concerne leur valeur technique, soit la note maximale susceptible d’être attribuée ». De cette constatation, elle déduit logiquement que l’appréciation de la valeur technique de l’offre de la société évincée « ne constitue pas le motif en rapport direct avec son éviction ». La cause de l’éviction est ailleurs : dans la différence de prix entre les deux propositions, l’offre de l’attributaire étant la moins disante tandis que celle de la société requérante, plus onéreuse, a obtenu une note de 9,94 sur 10 pour le critère du prix.

Le raisonnement est imparable. Dès lors que la société évincée a obtenu la meilleure note technique possible, elle ne peut soutenir que son offre a été écartée pour des motifs techniques. L’irrégularité qu’elle invoque, à savoir une appréciation prétendument erronée de la valeur technique de son offre par rapport à celle de l’attributaire, devient inopérante. Même si sa proposition avait été jugée techniquement supérieure, cela n’aurait pu se traduire par une note plus élevée et n’aurait donc pas modifié son classement final. La cause de son échec réside exclusivement dans son prix moins compétitif. Par cette démonstration, la cour établit l’absence de lien de causalité et rejette la demande indemnitaire sans avoir besoin d’examiner plus avant le bien-fondé des critiques formulées contre la notation.

Au-delà de la stricte application du droit de la responsabilité, la décision de la cour administrative d’appel se justifie également par le degré de contrôle qu’exerce le juge sur l’appréciation technique des offres par le pouvoir adjudicateur.

II. La portée limitée du contrôle juridictionnel sur l’appréciation technique des offres

La cour ne se contente pas de réfuter le lien de causalité. Elle examine, à titre surabondant, les mérites des offres pour conclure à l’absence d’erreur manifeste d’appréciation de la part du pouvoir adjudicateur. Cette analyse confirme le caractère essentiellement factuel de la décision, laquelle renforce la liberté d’appréciation de l’administration dans le jugement des offres.

A. L’absence d’erreur manifeste dans la comparaison des mérites des offres

La société requérante mettait en avant plusieurs avantages techniques de son offre, tels que des qualifications spécifiques en matière de désamiantage ou l’utilisation d’une fraise hydraulique pour limiter les nuisances. La cour examine chacun de ces arguments pour déterminer si le pouvoir adjudicateur, en attribuant la même note aux deux sociétés, a commis une erreur manifeste d’appréciation. Elle constate que les documents de la consultation n’accordaient pas une importance particulière à ces éléments et que l’offre de l’attributaire présentait également des garanties suffisantes. Le juge note que la détention de qualifications en interne pour le désamiantage n’était pas une exigence, le recours à la sous-traitance étant autorisé.

En procédant à cet examen, la cour rappelle que le juge administratif n’exerce qu’un contrôle restreint sur le jugement technique porté par le pouvoir adjudicateur. Il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation à celle de l’administration, mais seulement de sanctionner les erreurs flagrantes. En concluant que « la valeur technique de l’offre présentée par la société (…) n’était pas manifestement supérieure à celle de la société attributaire du marché », la cour confirme qu’une simple différence de mérite ou de méthodologie entre deux offres de haute qualité n’emporte pas nécessairement une erreur manifeste si le pouvoir adjudicateur les juge équivalentes au regard des critères qu’il a définis.

B. La confirmation du pouvoir d’appréciation de l’administration

En définitive, cet arrêt constitue une décision d’espèce qui réaffirme des principes bien établis. Sa portée est moins de créer un droit nouveau que de rappeler aux candidats évincés les conditions exigeantes de l’action indemnitaire. La solution retenue protège la liberté d’appréciation dont dispose le pouvoir adjudicateur pour choisir l’offre économiquement la plus avantageuse, conformément aux principes de la commande publique. Tant que la notation n’est pas entachée d’une erreur manifeste et que les règles de la consultation sont respectées, le choix fondé sur un prix plus bas pour une valeur technique jugée identique est inattaquable.

La décision souligne qu’un candidat ne peut espérer compenser un prix moins compétitif en se prévalant d’une supériorité technique subjective que le pouvoir adjudicateur n’a pas reconnue comme décisive. Pour qu’une telle argumentation prospère, il faudrait démontrer que l’administration a commis une faute grave et indiscutable dans son évaluation, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. L’arrêt a donc une portée pédagogique : il invite les opérateurs économiques à une forme de réalisme, en rappelant que dans une compétition commerciale, le prix demeure un facteur déterminant que l’excellence technique ne peut pas toujours supplanter.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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