Cour d’appel administrative de Nancy, le 11 février 2025, n°22NC01403

Par un arrêt en date du 11 février 2025, la cour administrative d’appel de Nancy a été amenée à se prononcer sur la responsabilité d’une collectivité et de sociétés intervenantes à la suite d’un accident survenu sur la voie publique. En l’espèce, un usager de la voie publique a subi un dommage corporel après avoir chuté dans une tranchée creusée sur un trottoir dans le cadre de travaux sur le réseau électrique. L’intéressé a saisi le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne afin d’obtenir réparation de ses préjudices, mettant en cause la collectivité territoriale gestionnaire de la voirie ainsi que les sociétés chargées des travaux. Par un jugement du 1er avril 2022, le tribunal administratif a rejeté sa demande. Le requérant a alors interjeté appel de cette décision, soutenant que la responsabilité des personnes mises en cause était engagée en raison d’un défaut d’entretien normal de l’ouvrage public, matérialisé par une signalisation et une sécurisation insuffisantes du chantier. Les intimés, pour leur part, ont conclu au rejet de la requête, arguant de l’absence de défaut d’entretien et, subsidiairement, de l’existence d’une faute de la victime de nature à les exonérer de toute responsabilité. Se posait donc à la cour la question de savoir si la responsabilité du maître d’ouvrage public pouvait être retenue du fait d’un dommage subi par un usager au sein d’une emprise de travaux, ou si le comportement de ce dernier suffisait à rompre le lien de causalité. La cour administrative d’appel rejette la requête, confirmant le jugement de première instance. Elle estime d’une part que la preuve d’un entretien normal de l’ouvrage public est rapportée et, d’autre part et au surplus, que la victime a commis une imprudence fautive de nature à exonérer totalement les personnes mises en cause.

La solution retenue par la cour administrative d’appel s’appuie sur une analyse duale, combinant une appréciation factuelle de l’état de l’ouvrage et une évaluation du comportement de la victime. Ainsi, la cour justifie le rejet de la responsabilité du maître d’ouvrage par la constatation d’un entretien normal de la voie publique (I), avant de renforcer sa décision par la caractérisation d’une faute pleinement exonératoire commise par l’usager (II).

I. La confirmation de l’absence de défaut d’entretien normal de l’ouvrage public

Pour écarter la responsabilité de la collectivité et des entreprises intervenantes, le juge administratif s’attache d’abord à vérifier concrètement l’état de l’ouvrage public. Il procède à une appréciation souveraine des mesures de sécurisation mises en place sur le chantier (A), ce qui le conduit à déduire logiquement l’existence d’un entretien normal de la voie publique (B).

A. L’appréciation souveraine des mesures de sécurisation du chantier

Le raisonnement du juge d’appel repose sur une analyse détaillée des éléments matériels versés au dossier. La cour prend soin d’examiner les circonstances factuelles de l’accident en se fondant sur les pièces produites, notamment un constat d’huissier incluant des photographies prises le soir même des faits. Elle relève ainsi que « les travaux sur le réseau électrique entre les numéros 96 et 98 étaient délimités et signalés par des barrières de chantier jaunes disposées tout le long du trottoir, empêchant ainsi les usagers d’y accéder ». Cette démarche pragmatique permet au juge de reconstituer la configuration des lieux et d’évaluer objectivement le niveau de sécurité offert aux usagers.

En outre, la cour ne se limite pas à la présence de barrières, mais étend son contrôle à l’éclairage de la zone. Elle constate que « le trou en cause, qui était situé au pied de l’échafaudage en place, bénéficiait d’un éclairage public suffisant ». Cet examen factuel et circonstancié des dispositifs de signalisation et de protection démontre la volonté du juge de ne pas s’en tenir aux seules allégations des parties, mais de forger sa conviction sur des preuves tangibles. Cette appréciation souveraine des faits constitue le socle de la qualification juridique qu’il s’apprête à retenir.

B. La déduction de l’entretien normal de la voie publique

À partir de ses constatations factuelles, la cour administrative d’appel conclut à l’absence de défaut d’entretien normal, condition nécessaire à l’engagement de la responsabilité pour dommage de travaux publics. La charge de la preuve de l’entretien normal pèse sur la personne publique, et la cour estime que cette preuve est en l’espèce rapportée. En jugeant que « le chantier était correctement sécurisé », elle considère que les mesures prises étaient suffisantes pour prévenir les dangers normalement prévisibles liés aux travaux.

La conclusion est donc sans équivoque : « la communauté urbaine du Grand Reims, gestionnaire de la voirie, et les sociétés Enedis et Champagne TP doivent être regardées comme apportant la preuve d’un entretien normal de l’ouvrage public à l’origine du dommage subi par M. A… ». Ce faisant, la cour applique la jurisprudence constante selon laquelle la responsabilité du maître de l’ouvrage ne peut être engagée si celui-ci démontre avoir pris les mesures adéquates pour assurer la sécurité des usagers. Le fondement principal de la demande d’indemnisation est ainsi écarté, rendant en principe inutile l’examen d’autres moyens.

II. La neutralisation de la responsabilité par la faute de la victime

Bien qu’elle ait déjà établi l’absence de défaut d’entretien normal, la cour développe un second temps de son raisonnement, présenté « au surplus ». Elle s’attache à examiner le comportement de l’usager pour en déduire une imprudence fautive (A), laquelle emporte des conséquences radicales en termes de responsabilité, aboutissant à une exonération totale du maître d’ouvrage (B).

A. La caractérisation d’une imprudence fautive de l’usager

Le juge d’appel procède à une analyse du comportement de la victime en tenant compte de sa connaissance des lieux et des avertissements présents. Il souligne que l’intéressé, « en sa qualité de riverain, connaissait parfaitement les lieux, savait que des travaux étaient en cours depuis plusieurs semaines, et ne pouvait ignorer les dangers y afférents, particulièrement de nuit ». La cour retient donc une conscience du danger qui aurait dû inciter l’usager à une prudence accrue.

Le fait décisif réside dans le choix délibéré de l’usager d’ignorer les dispositifs de sécurité. La cour relève qu’« en empruntant sans justification, en début de soirée, un passage dont l’accès était interdit par des barrières de sécurité, le requérant a commis une imprudence fautive ». Cette transgression volontaire d’un interdit clairement matérialisé constitue pour le juge une faute caractérisée, qui ne saurait être excusée par les arguments du requérant jugés non probants. La qualification de faute est d’autant plus forte qu’elle est commise par une personne familière de l’environnement du chantier.

B. La portée exonératoire de la faute commise

Cette faute de la victime n’est pas considérée comme une simple cause de partage de responsabilité, mais comme la cause exclusive du dommage. La cour affirme en effet que l’imprudence commise est « de nature à exonérer la communauté urbaine du Grand Reims et les sociétés Enedis et Champagne TP de toute responsabilité dans la survenance de l’accident ». Cette solution, bien que sévère pour la victime, est classique en matière de responsabilité administrative.

Lorsqu’elle atteint un certain degré de gravité et qu’elle est la cause déterminante du préjudice, la faute de la victime rompt le lien de causalité entre le dommage et l’ouvrage public ou les travaux. En l’espèce, le fait pour l’usager de s’introduire délibérément dans une zone de chantier signalée et interdite d’accès est jugé comme étant un comportement si imprudent qu’il devient la seule cause juridique du dommage. Cet arrêt rappelle ainsi que les usagers d’un ouvrage public ont une obligation de vigilance et que leur comportement peut, le cas échéant, priver de tout effet une éventuelle défaillance, même avérée, du maître de l’ouvrage.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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