Par un arrêt en date du 11 juillet 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux s’est prononcée sur les modalités de détermination de la valeur locative des biens d’une entreprise pour le calcul de la cotisation foncière des entreprises.
En l’espèce, une société spécialisée dans la production de médicaments vétérinaires exploitait un site industriel sur le territoire d’une commune. Ce site comprenait une usine de production ainsi que des bâtiments abritant le siège social et les activités de direction, situés sur une parcelle cadastrale distincte et non contiguë. À la suite d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a considéré que l’ensemble de ces installations constituait un unique établissement industriel et a réévalué sa valeur locative en utilisant la méthode comptable prévue à l’article 1499 du code général des impôts. En conséquence, elle a réclamé à la société des cotisations supplémentaires de cotisation foncière des entreprises pour les années 2016 à 2021.
La société a saisi le tribunal administratif de Bordeaux afin d’obtenir la décharge de ces impositions. Elle soutenait que les locaux administratifs de son siège social devaient être considérés comme une fraction de propriété distincte de l’établissement industriel, et que leur valeur locative devait être évaluée selon la méthode tarifaire applicable aux locaux commerciaux. Par des jugements du 15 juin 2023, le tribunal, après avoir accordé des dégrèvements partiels, a rejeté le surplus des demandes de la société. Celle-ci a alors interjeté appel de ces jugements, maintenant son argumentation selon laquelle ses locaux administratifs et son usine ne constituaient pas un établissement unique. La question de droit qui se posait à la cour était donc de savoir si des bâtiments à usage industriel et des bâtiments à usage de bureaux, physiquement séparés mais exploités par la même entreprise, devaient être considérés comme un établissement unique pour la détermination de la base d’imposition à la cotisation foncière des entreprises.
La cour administrative d’appel a rejeté la requête de la société. Elle a jugé que les locaux administratifs et l’usine de production, bien que situés sur des parcelles distinctes, formaient un même groupement topographique et concouraient à une même exploitation. Partant, ils constituaient un seul et même établissement industriel dont la valeur locative devait être évaluée globalement selon la méthode comptable. L’analyse de la cour repose sur une conception globale de l’établissement industriel, privilégiant les liens fonctionnels sur la séparation physique (I), ce qui conduit à une application rigoureuse de la méthode d’évaluation comptable pour l’ensemble des biens (II).
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I. La confirmation d’une conception unitaire de l’établissement industriel
La cour fonde sa décision sur une appréciation combinée des critères topographique et fonctionnel pour définir l’établissement industriel. Elle retient une interprétation souple de la notion de groupement topographique (A) et fait prévaloir le lien d’exploitation unissant les différentes composantes du site (B).
A. L’appréciation extensive du critère de groupement topographique
Le code général des impôts, à l’annexe III de son article 324 A, définit l’établissement industriel comme « l’ensemble des sols terrains et bâtiments qui font partie du même groupement topographique ». En l’espèce, la société requérante arguait que son usine et son siège social ne formaient pas une seule unité topographique. Elle mettait en avant la séparation physique des ensembles immobiliers, leur implantation sur des parcelles cadastrales distinctes et non contiguës, ainsi que l’existence d’accès différents pour chacun.
Toutefois, la cour écarte cette analyse en s’appuyant sur un élément matériel de liaison. Elle relève en effet que « les constructions abritant les bureaux et le siège social de la société sont reliées à l’usine de production par un chemin, constituant une parcelle, propriété de la société, dont l’utilisation est réservée à la circulation des salariés entre l’usine et les bureaux ». Cet élément, bien que ténu, suffit pour la cour à établir l’existence d’un « même groupement topographique ». Cette interprétation montre que la contiguïté parfaite des parcelles n’est pas une condition absolue. Un lien physique, même modeste, dès lors qu’il assure une jonction fonctionnelle et privée entre les bâtiments, peut caractériser l’unité topographique requise par les textes.
B. La prévalence du critère de l’exploitation unique
Au-delà de l’unité topographique, la jurisprudence exige que les différents éléments concourent à une même exploitation pour être qualifiés d’établissement unique. La société soutenait que l’activité de son siège social, abritant la direction du groupe mondial, ne concourait que faiblement à l’activité de l’usine, ses fonctions dépassant largement le cadre de ce seul site de production. L’enjeu était de démontrer que les activités administratives étaient autonomes et ne pouvaient être considérées comme un simple accessoire de l’activité industrielle.
La cour administrative d’appel rejette cet argument de manière concise, en considérant que la société « n’en justifie pas ». Elle estime que les locaux « concourent aussi à une même exploitation ». Par cette formule, elle fait peser sur l’entreprise la charge de prouver la dissociation fonctionnelle de ses activités. En l’absence d’une telle preuve, le lien d’exploitation est présumé. Cette approche pragmatique confère une portée déterminante à l’unité économique et organisationnelle de l’entreprise sur un même site géographique, même si celui-ci est composé de plusieurs parcelles et que certaines de ses fonctions ont une portée plus globale.
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II. La portée de la solution au regard des méthodes d’évaluation de la valeur locative
Le rejet de la qualification de fraction de propriété distincte emporte des conséquences directes sur la méthode de calcul de la valeur locative (A). Cette solution, qui privilégie une approche économique globale, interroge sur sa pertinence face à la spécialisation croissante des sites d’entreprise (B).
A. Le rejet d’une dissociation des locaux administratifs et industriels
La conséquence principale de la qualification d’établissement industriel unique est l’application exclusive de la méthode comptable, définie à l’article 1499 du code général des impôts, pour déterminer la valeur locative de l’ensemble des biens. Cette méthode se fonde sur le prix de revient des immobilisations. La société requérante cherchait précisément à y échapper pour ses locaux administratifs, en plaidant pour l’application de la méthode tarifaire de l’article 1498 du même code, qui s’applique aux locaux commerciaux et se base sur une évaluation par comparaison.
En confirmant que les bureaux ne constituent pas une « fraction distincte devant être imposée distinctement », la cour valide l’approche de l’administration fiscale. La décision réaffirme un principe de cohérence fiscale : dès lors qu’un ensemble immobilier est qualifié d’industriel, tous ses composants, y compris ceux qui n’ont pas un usage directement productif comme les bureaux, suivent le même régime d’évaluation. Cette solution empêche ainsi les entreprises de ventiler leurs immobilisations entre différentes méthodes d’évaluation dans le but d’optimiser leur charge fiscale, assurant une application uniforme de la loi fiscale à l’échelle de l’établissement.
B. Une solution pragmatique à l’épreuve de la spécialisation fonctionnelle des sites
La décision s’inscrit dans une logique jurisprudentielle qui tend à appréhender l’établissement dans sa réalité économique globale, plutôt que de s’attacher à une stricte séparation physique ou juridique de ses composantes. Cette approche pragmatique a le mérite de la simplicité et prévient les montages visant à minorer l’impôt. Elle garantit que des biens qui fonctionnent de manière intégrée soient traités comme un tout fiscal.
Cependant, cette solution peut être interrogée au regard de l’évolution des organisations d’entreprises. La spécialisation fonctionnelle des sites est une réalité économique où les fonctions de direction, de recherche et de production sont souvent localisées dans des bâtiments distincts, répondant à des logiques immobilières et opérationnelles différentes. En faisant prévaloir une vision unitaire dès lors qu’un lien fonctionnel existe, même partiel, la jurisprudence risque de soumettre à un régime fiscal unique des actifs de nature très hétérogène. La question demeure de savoir à partir de quel degré d’autonomie une activité administrative pourrait être considérée comme véritablement distincte d’une exploitation industrielle voisine.