Par une décision en date du 23 décembre 2024, le Conseil d’État, statuant sur la recevabilité d’un pourvoi, se prononce sur le caractère sérieux des moyens soulevés à l’encontre d’un arrêt de cour administrative d’appel dans le cadre d’un litige relatif à l’exécution financière d’un marché de travaux publics.
Des sociétés titulaires d’un marché public de travaux ont, à la suite de difficultés d’exécution, conclu un accord transactionnel avec le maître d’ouvrage. Estimant que le paiement de la somme convenue dans cette transaction était intervenu tardivement, ces sociétés ont saisi le tribunal administratif de Rouen afin d’obtenir la condamnation du maître d’ouvrage au paiement des intérêts moratoires prévus par le marché initial, ainsi qu’à la réparation du préjudice né du retard dans la mainlevée des garanties bancaires. Par un jugement du 7 décembre 2022, le tribunal a rejeté leurs demandes. Saisie par les sociétés, la cour administrative d’appel de Douai a confirmé ce jugement par un arrêt du 19 mars 2024, au motif principal que l’accord transactionnel constituait un contrat autonome, distinct du marché public initial, et que ses stipulations ne prévoyaient pas l’application des pénalités de retard du contrat originel. Les sociétés ont alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, soutenant que la cour avait commis plusieurs erreurs de droit et dénaturé les pièces du dossier.
Le problème de droit soumis au Conseil d’État ne portait pas sur le fond du litige mais sur le filtrage des moyens présentés à l’appui du pourvoi. Il s’agissait de déterminer si les arguments des requérantes, contestant l’interprétation par les juges du fond de la portée d’un accord transactionnel sur les obligations financières résiduelles d’un marché public, présentaient un caractère suffisamment sérieux pour justifier l’admission de leur pourvoi en cassation.
À cette question, la Haute Juridiction administrative répond par une distinction. Elle juge que les moyens relatifs au paiement des intérêts moratoires sont sérieux et justifient une instruction au fond, admettant ainsi cette partie du pourvoi. En revanche, elle estime que le moyen concernant la mainlevée des garanties bancaires n’est pas de nature à permettre l’admission, rejetant le surplus des conclusions. La décision commentée opère donc une admission partielle du pourvoi, scindant l’analyse des différents griefs adressés à l’arrêt d’appel.
Cette décision d’admission partielle illustre le mécanisme de filtrage des pourvois et révèle les questions de droit que le Conseil d’État juge dignes d’un examen au fond. Il convient ainsi d’analyser la consécration du doute sérieux pesant sur l’exclusion des intérêts moratoires (I), avant d’étudier la consolidation de l’analyse des juges du fond sur la question accessoire des garanties et la portée de ce filtrage (II).
I. La consécration du doute sérieux sur l’exclusion des intérêts moratoires
En admettant le pourvoi sur la question des pénalités de retard, le Conseil d’État reconnaît le caractère sérieux de la critique adressée à l’analyse des juges du fond. Cette analyse reposait sur l’idée d’une autonomie de l’accord transactionnel par rapport au contrat initial (A), une approche qui occulterait la commune intention des parties (B).
A. L’autonomie contestée de l’accord transactionnel
La cour administrative d’appel avait considéré que la transaction signée entre les parties constituait un contrat entièrement nouveau et autonome, se substituant au marché de travaux publics. En vertu de l’autorité de la chose jugée attachée à une transaction, celle-ci aurait éteint définitivement toutes les contestations antérieures. Dès lors, les clauses du marché initial, notamment celle prévoyant un taux d’intérêt moratoire spécifique, ne pouvaient plus trouver à s’appliquer au paiement de la somme fixée par cette même transaction. Ce raisonnement, fondé sur une application stricte des dispositions du code civil relatives à la transaction, aboutissait à écarter toute référence au cadre contractuel originel.
Pourtant, les sociétés requérantes soutenaient que la cour avait commis une erreur de droit en conférant une telle autonomie à l’accord. Le pourvoi faisait valoir que la transaction avait pour seul objet de « mettre fin à toute contestation concernant l’exécution du contrat antérieur », et non de créer une nouvelle obligation sans aucun lien avec la précédente. La créance dont le paiement était prévu par la transaction trouvait sa source exclusive dans l’exécution du marché public. En jugeant que le moyen soulevé sur ce point était sérieux, le Conseil d’État signale que la qualification de contrat autonome et la rupture totale avec le contrat initial ne vont pas de soi et méritent un examen approfondi.
B. La potentielle dénaturation de la commune intention des parties
Le second argument jugé sérieux par le Conseil d’État touchait à l’interprétation de la volonté des cocontractants. En jugeant que les stipulations de la transaction faisaient obstacle au paiement des intérêts moratoires, les juges d’appel auraient méconnu la portée de l’accord. Les requérantes avançaient en effet que l’accord fixait un montant principal dû, mais restait silencieux sur les conséquences d’un retard dans le versement de ce montant. L’absence de clause expresse excluant l’application des intérêts de retard en cas de non-respect de l’échéance prévue par la transaction elle-même aurait dû conduire la cour à ne pas écarter leur demande.
Qualifier de sérieux le moyen tiré de la dénaturation de la « commune intention des parties » revient à admettre qu’il est plausible que la cour ait mal interprété la portée de l’accord. Le silence de la transaction sur le sort des intérêts moratoires futurs pouvait en effet s’interpréter non comme une renonciation, mais comme la simple absence de dérogation au droit commun des contrats administratifs. La Haute Juridiction laisse ainsi la porte ouverte à une analyse plus fine, où la transaction ne solderait que les litiges passés sans pour autant exonérer le débiteur des conséquences de ses manquements futurs dans l’exécution de cette même transaction.
La reconnaissance du caractère sérieux des moyens relatifs aux intérêts moratoires contraste avec le traitement réservé au surplus des conclusions du pourvoi, qui se voient quant à elles écartées sans examen au fond.
II. La validation implicite de l’analyse d’appel et la portée du filtrage
Le rejet de la branche du pourvoi relative aux garanties bancaires (A) confirme la lecture des juges du fond sur ce point et met en lumière la fonction régulatrice de la procédure d’admission en cassation (B).
A. Le rejet du moyen relatif à la mainlevée des garanties
Les sociétés requérantes soutenaient que la cour administrative d’appel de Douai avait dénaturé les clauses du cahier des charges et de l’accord transactionnel. Elles estimaient que la mainlevée des garanties bancaires requérait un « acte unilatéral formalisé » de la part du maître d’ouvrage, acte qui n’était pas intervenu. La cour, pour sa part, avait jugé que l’accord transactionnel, en soldant les comptes, constituait en lui-même l’acte permettant cette mainlevée.
En déclarant que ce moyen n’est « pas de nature à permettre l’admission » du pourvoi, le Conseil d’État considère que l’argumentation des requérantes ne soulève pas de question de droit sérieuse. Il valide implicitement l’appréciation souveraine des juges du fond, qui ont estimé que la signature de la transaction suffisait à libérer les garanties, sans qu’un formalisme supplémentaire fût nécessaire. Cette décision de non-admission montre que le juge de cassation n’entend pas remettre en cause une interprétation des faits et des stipulations contractuelles dès lors que celle-ci n’est entachée d’aucune dénaturation grossière ou erreur de droit manifeste.
B. La fonction pédagogique de la procédure d’admission
Au-delà de l’espèce, cette décision illustre parfaitement le rôle de filtre assigné à la procédure d’admission par l’article L. 822-1 du code de justice administrative. L’objectif est de permettre au Conseil d’État de se concentrer sur les pourvois qui posent des questions de principe, qui révèlent des contradictions de jurisprudence ou qui sont fondés sur des moyens juridiquement sérieux. Le tri opéré dans la présente affaire est à cet égard révélateur. La question de l’articulation entre un contrat de transaction et un marché public initial est jugée suffisamment complexe et importante pour justifier un débat au fond.
En revanche, la question plus factuelle des modalités de mainlevée d’une garantie est considérée comme relevant de l’appréciation des juges d’appel. La décision commentée exerce ainsi son office de régulateur en distinguant les moyens qui soulèvent une véritable difficulté juridique de ceux qui relèvent d’une simple contestation de l’appréciation portée par la cour. Elle envoie un signal clair aux praticiens sur la nature des arguments susceptibles de prospérer en cassation, renforçant la lisibilité de la jurisprudence et l’efficacité du contrôle exercé par la Haute Juridiction administrative.