Par une décision rendue le 23 juin 2025, le Conseil d’État, statuant au contentieux, est venu préciser les modalités du contrôle opéré par le juge administratif sur les atteintes aux paysages susceptibles d’être portées par un projet de construction. En l’espèce, une association de protection de l’environnement a contesté la légalité d’un permis de construire accordé par l’autorité préfectorale pour l’édification d’un parc de cinq éoliennes sur le territoire d’une commune. La genèse de l’affaire révèle un long parcours contentieux débuté par le rejet de la demande d’annulation par une ordonnance du président de la deuxième chambre du tribunal administratif de Poitiers en date du 30 octobre 2018. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Bordeaux, par un premier arrêt du 1er décembre 2020, a annulé cette ordonnance mais a néanmoins rejeté au fond la requête de l’association. Cette décision a fait l’objet d’une première cassation par le Conseil d’État le 19 juillet 2022, qui a renvoyé l’affaire devant la même cour. Statuant de nouveau, la cour administrative d’appel de Bordeaux, par un second arrêt du 27 juin 2023, a une nouvelle fois annulé l’ordonnance de première instance tout en confirmant le rejet de la demande de l’association. C’est contre ce second arrêt que l’association a formé un nouveau pourvoi en cassation, soutenant que la cour avait commis une erreur de droit et une dénaturation des pièces du dossier dans son appréciation de l’atteinte portée par le projet aux sites et paysages environnants, au regard des dispositions de l’article R. 111-27 du code de l’urbanisme. Le litige posait ainsi au Conseil d’État la question des critères et de la méthodologie que le juge administratif doit mettre en œuvre pour contrôler l’atteinte d’un projet de construction à un paysage, et plus spécifiquement, de la nature des éléments pouvant être pris en compte pour apprécier la qualité d’un site. La Haute Juridiction administrative rejette le pourvoi, validant le raisonnement de la cour administrative d’appel. Le Conseil d’État érige en principe une méthode d’analyse en deux temps, tout en précisant les facteurs pertinents à chaque étape. Il juge que si l’appréciation de la qualité d’un site doit être intrinsèque, des éléments tels que sa renommée ou sa fréquentation peuvent être mobilisés pour l’étayer.
Cette décision est l’occasion pour le Conseil d’État de clarifier la méthodologie du contrôle de l’insertion paysagère des projets de construction (I), tout en définissant la portée des critères d’appréciation mobilisables par le juge (II).
I. La clarification méthodologique du contrôle de l’insertion paysagère
Le Conseil d’État formalise un raisonnement en deux temps que le juge doit appliquer pour contrôler le respect de l’article R. 111-27 du code de l’urbanisme (A), tout en réaffirmant une limite stricte à ce contrôle (B).
A. La consécration d’une analyse en deux temps
L’apport principal de la décision commentée réside dans la systématisation d’une grille d’analyse pour le juge administratif. Le Conseil d’État énonce ainsi que « pour rechercher l’existence d’une atteinte à un site de nature à fonder le refus de permis de construire ou les prescriptions spéciales accompagnant la délivrance de ce permis, il appartient au juge, dans un premier temps, d’apprécier la qualité du site sur lequel la construction est projetée et, dans un second temps, d’évaluer l’impact que cette construction, compte tenu de sa nature et de ses effets, pourrait avoir sur le site ». Cette démarche scinde l’appréciation en deux étapes distinctes et successives, rationalisant ainsi le contrôle juridictionnel.
La première étape impose au juge d’effectuer une analyse objective de la valeur intrinsèque du site ou du paysage concerné. Il s’agit de qualifier les lieux avoisinants, les sites, les paysages naturels ou urbains, ainsi que les perspectives monumentales. La seconde étape, quant à elle, consiste à évaluer l’impact concret du projet sur le site préalablement qualifié. Le juge doit alors examiner si les constructions, « par leur situation, leur architecture, leurs dimensions ou l’aspect extérieur », sont de nature à porter atteinte aux éléments protégés par l’article R. 111-27. En l’espèce, le Conseil d’État valide l’application de cette méthode par la cour administrative d’appel, qui a d’abord jugé qu’un secteur ne présentait pas d’identité particulière avant d’estimer que les covisibilités limitées avec les éoliennes projetées ne constituaient pas une altération significative du paysage.
B. L’exclusion réaffirmée de la mise en balance des intérêts
En complément de cette structuration du raisonnement, la Haute Juridiction prend soin de préciser les limites de l’office du juge dans la seconde phase de son analyse. Elle juge en effet que « les dispositions de cet article excluent qu’il soit procédé dans le second temps du raisonnement, pour apprécier la légalité des permis de construire délivrés, à une balance d’intérêts divers en présence autres que ceux visés à l’article R. 111-27 précité ». Cette précision est fondamentale car elle interdit au juge de se livrer à un bilan coûts-avantages qui intégrerait des considérations étrangères à la seule protection des paysages.
Ainsi, des arguments tirés de l’intérêt économique du projet, de sa contribution à la politique de transition énergétique ou de la création d’emplois ne sauraient être opposés, à ce stade du contrôle, à une atteinte avérée au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants. Le contrôle fondé sur l’article R. 111-27 du code de l’urbanisme demeure un contrôle de légalité strict, centré sur la préservation des qualités esthétiques et patrimoniales des sites, et non un contrôle d’opportunité. Cette solution assure la pleine effectivité de la protection paysagère voulue par le législateur, en empêchant qu’elle ne soit systématiquement écartée au profit d’autres intérêts, aussi légitimes soient-ils.
Au-delà de cette clarification de la méthode de contrôle, la décision apporte également des précisions importantes sur les éléments que le juge peut prendre en compte pour motiver son appréciation, enrichissant ainsi la première étape de son raisonnement.
II. La portée des critères d’appréciation de la qualité d’un site
Le Conseil d’État admet la prise en compte de critères extrinsèques pour évaluer la qualité d’un site (A), ce qui conduit à une application pragmatique et casuistique du contrôle, particulièrement visible en matière d’éoliennes (B).
A. L’admission de critères extrinsèques dans l’appréciation du site
La décision innove en précisant la nature des éléments que le juge peut considérer lors de la première phase de son analyse, celle de la qualification du site. Le Conseil d’État affirme que « s’il incombe à l’autorité administrative compétente, dans le premier temps de son raisonnement, d’apprécier la qualité du site ou paysage de façon intrinsèque, sa renommée, sa fréquentation, voire les aménagements qui lui sont apportés, peuvent constituer des éléments à l’appui de cette appréciation ». La Haute Assemblée ouvre ainsi la porte à une évaluation qui, bien que partant d’une base intrinsèque, peut être complétée et enrichie par des facteurs extrinsèques.
Cette admission est notable, car elle permet de dépasser une approche purement esthétique ou géographique. La « renommée particulière » ou l’« intérêt autre que local » d’un site, bien qu’immatériels, deviennent des indices pertinents de sa valeur patrimoniale et sociale. En l’espèce, le Conseil d’État approuve la cour administrative d’appel d’avoir relevé, pour minimiser la qualité d’un site mégalithique, qu’il ne résultait pas de l’instruction « que le dolmen jouirait d’une renommée particulière et présenterait un intérêt autre que local, l’étude d’impact mentionnant une faible fréquentation et une absence totale de signalétique ». A contrario, une forte renommée ou une fréquentation importante auraient pu justifier une protection plus exigeante. Cette solution ancre l’appréciation du juge dans une réalité plus concrète et sociologique.
B. Une application pragmatique au contentieux éolien
La portée de cette décision se mesure particulièrement dans le contexte du contentieux éolien, où la question de l’impact paysager est centrale. En validant une méthode qui prend en compte la faible notoriété d’un site ou la présence d’écrans végétaux pour minimiser l’atteinte visuelle, le Conseil d’État confirme une approche pragmatique et casuistique. Le contrôle du juge ne s’opère pas in abstracto mais au regard des circonstances précises de chaque espèce.
Dans le cas présent, la cour administrative d’appel avait estimé que « la présence de grands chênes et d’un boisement formant deux écrans végétaux successifs permettrait d’atténuer de manière significative l’atteinte portée au site ». Le Conseil d’État, en refusant de voir dans cette appréciation une dénaturation des pièces du dossier, confère un poids déterminant aux éléments de fait qui peuvent mitiger l’impact visuel des aérogénérateurs. Cette approche, si elle renforce le pouvoir d’appréciation des juges du fond, peut également conduire à une certaine précarité pour la protection des paysages jugés « ordinaires » ou dépourvus de renommée, face à des projets d’envergure. La décision illustre ainsi la difficile conciliation entre la protection des paysages et le développement des énergies renouvelables, en fournissant aux juges un cadre d’analyse plus clair mais dont l’issue dépendra toujours d’une appréciation souveraine des faits.