5ème chambre du Conseil d’État, le 19 juin 2025, n°496551

Par une décision du 19 juin 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur l’étendue des pouvoirs du juge administratif quant à la possibilité de soulever d’office un moyen tiré d’une irrégularité procédurale.

En l’espèce, une personne avait sollicité l’attribution d’un logement social auprès d’un office public de l’habitat. Sa demande fut rejetée par une décision de la commission d’attribution des logements, décision confirmée sur recours gracieux. La requérante a alors saisi le tribunal administratif de Paris afin d’obtenir l’annulation de ces deux décisions, contestant la régularité de la composition de la commission. Par un jugement du 7 juin 2024, le magistrat désigné a fait droit à sa demande, annulant les décisions litigieuses et enjoignant au bailleur social de réexaminer la situation de l’intéressée. Pour ce faire, le premier juge a retenu que l’office public ne justifiait pas de la régularité de la désignation des membres de sa commission et de l’élection de son président, en déduisant un vice de procédure. L’office public de l’habitat a formé un pourvoi en cassation contre ce jugement, soutenant que le tribunal avait soulevé d’office un moyen qui n’était pas d’ordre public.

Il revenait par conséquent au Conseil d’État de déterminer si un vice tiré de l’irrégularité de la composition d’une commission d’attribution de logements constituait un moyen d’ordre public, que le juge administratif a la faculté de relever de sa propre initiative.

À cette interrogation, la Haute Juridiction administrative répond par la négative. Elle juge qu’en retenant que le bailleur social ne justifiait pas de la régularité de la composition de sa commission, « le tribunal administratif a relevé d’office un moyen qui n’est pas d’ordre public ». Le Conseil d’État casse donc, pour ce motif, le jugement qui lui était déféré.

Cette décision est l’occasion de rappeler fermement les limites de l’office du juge administratif, dont le rôle est circonscrit par les moyens que les parties soulèvent (I), avant d’envisager la portée de cette solution qui confirme une conception stricte des garanties procédurales (II).

I. La censure de l’initiative du juge au nom du principe dispositif

Le Conseil d’État, par cette cassation, réaffirme la prévalence du caractère contradictoire de la procédure sur l’activisme du juge lorsque des intérêts qui ne touchent pas à l’ordre public sont en jeu. Il y a lieu de préciser la distinction fondamentale entre les moyens que le juge peut soulever d’office et ceux qui sont à la libre disposition des parties (A), avant de constater l’application de cette distinction au cas des règles de composition d’un organe administratif (B).

A. La distinction fondamentale entre moyens d’ordre public et moyens des parties

Le procès administratif est gouverné par le principe dispositif, selon lequel il appartient aux parties de délimiter le cadre du litige. Le juge ne peut en principe statuer au-delà de leurs conclusions ni fonder sa décision sur des faits qui n’ont pas été débattus entre elles. Toutefois, ce principe connaît une exception majeure avec les moyens d’ordre public, que le juge a non seulement la faculté, mais parfois l’obligation de soulever, quelle que soit l’argumentation des requérants. Ces moyens se rapportent à des questions si essentielles pour la légalité et la structure de l’ordre juridique que le juge doit s’en assurer d’office, telles que l’incompétence de la juridiction, l’irrecevabilité de la requête ou l’inexistence juridique d’un acte.

En dehors de ce champ restreint, le juge doit respecter la volonté des parties et ne peut substituer sa propre analyse à la leur. Le respect du principe du contradictoire impose en effet que chaque partie ait pu connaître et discuter l’ensemble des arguments sur lesquels la décision sera fondée. Relever d’office un moyen qui n’est pas d’ordre public reviendrait à priver l’une des parties de cette garantie fondamentale en la surprenant par un argument qu’elle n’a pu anticiper ni contester.

B. L’exclusion du vice de composition de la sphère des moyens d’ordre public

Dans la présente affaire, la Haute Juridiction applique sans ambiguïté cette orthodoxie procédurale. Elle considère que la régularité de la composition de la commission d’attribution des logements ne constitue pas un moyen d’ordre public. La règle de procédure en cause vise à garantir les droits des demandeurs de logement, mais sa méconnaissance ne porte pas une atteinte d’une gravité telle qu’elle affecterait les fondements mêmes de l’action administrative ou de l’office du juge. Il s’agit d’une règle de légalité externe dont la sanction est laissée à l’initiative de la partie qui y a intérêt, en l’occurrence la demanderesse évincée.

En jugeant que le tribunal « a relevé d’office un moyen qui n’est pas d’ordre public », le Conseil d’État sanctionne le premier juge pour avoir outrepassé ses pouvoirs. Celui-ci avait transformé l’argument de la requérante, qui portait sur l’irrégularité de la composition, en un moyen distinct tiré du défaut de preuve de cette régularité par l’administration. Ce faisant, il a créé un débat juridique nouveau que la partie défenderesse n’avait pas eu à affronter, violant ainsi le principe du contradictoire.

En opérant cette censure, le Conseil d’État ne se limite pas à une simple correction procédurale ; il vient clarifier la valeur de la règle de procédure en cause et la portée qui s’attache à sa violation.

II. La portée de la qualification de la règle de procédure

Cette décision, si elle apparaît classique dans son principe, emporte des conséquences significatives quant à la charge qui pèse sur les justiciables et confirme une vision pragmatique des garanties procédurales. Elle constitue une solution logique au service de la sécurité des relations contentieuses (A) et engage les requérants à une plus grande rigueur dans la présentation de leurs moyens (B).

A. Une solution logique au service de la sécurité juridique

En refusant de qualifier de moyen d’ordre public l’irrégularité de la composition d’un organisme collégial, le Conseil d’État fait prévaloir la stabilité des situations juridiques et la loyauté du procès. Admettre la solution inverse aurait ouvert une brèche considérable, permettant de contester tardivement de très nombreuses décisions administratives sur un fondement que les parties n’auraient pas initialement soulevé. Le juge se verrait alors contraint de vérifier systématiquement la composition de chaque organe dont les décisions lui sont soumises, ce qui alourdirait considérablement son office et l’éloignerait de son rôle d’arbitre impartial.

La solution retenue est donc empreinte de réalisme. Elle maintient l’équilibre entre la protection des droits des administrés et les exigences d’une bonne administration de la justice. La garantie tenant à la composition régulière de la commission existe bel et bien, mais il incombe à celui qui s’en prévaut de l’invoquer de manière explicite et argumentée. La sécurité juridique commande que l’administration défenderesse ne soit pas exposée à des annulations fondées sur des motifs que le débat contradictoire n’a pas permis d’éclairer.

B. Une incitation à la rigueur de l’argumentation des requérants

La portée de cet arrêt est également pédagogique. Elle rappelle aux justiciables et à leurs conseils qu’ils sont les principaux maîtres de leur argumentation. Il ne leur est pas possible de se reposer sur le juge pour pallier les insuffisances ou les oublis de leur démonstration, hormis dans le domaine circonscrit de l’ordre public. La charge de la preuve et de l’articulation des moyens de légalité externe, tels que les vices de forme ou de procédure, pèse entièrement sur le requérant.

Cette décision confirme ainsi une conception restrictive des garanties procédurales pouvant être soulevées d’office. Si le droit au recours et le respect des droits de la défense sont des principes fondamentaux, leur mise en œuvre efficace suppose la participation active du justiciable. En l’espèce, la requérante avait bien soulevé un moyen tiré de l’irrégularité de la composition ; la subtilité résidait dans le fait que le juge a reformulé et déplacé le débat sur le terrain de la charge de la preuve, ce que le Conseil d’État analyse comme la création d’un nouveau moyen. L’arrêt souligne ainsi l’importance, pour le requérant, de construire un raisonnement complet et de ne pas se contenter d’allégations générales.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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