Par un arrêt en date du 16 juin 2025, le Conseil d’État se prononce sur les modalités d’appréciation de la visibilité requise pour la protection des abords d’un monument historique. Cette décision offre une précision substantielle sur l’application du régime de protection issu du code du patrimoine. En l’espèce, le maire d’une commune avait octroyé à une société un permis de construire pour un projet immobilier situé à moins de cinq cents mètres d’un édifice classé monument historique. Des riverains ont saisi le tribunal administratif afin d’obtenir l’annulation de cet acte, arguant notamment de l’irrégularité de la procédure d’autorisation.
Le tribunal administratif, par un jugement du 23 janvier 2024, a écarté le moyen tiré de l’absence de consultation de l’architecte des Bâtiments de France. Les juges du fond ont estimé que la condition de visibilité entre le projet et le monument n’était pas remplie, au motif que ce dernier constituait une propriété privée non accessible au public. Les requérants ont alors formé un pourvoi en cassation contre ce jugement, soutenant que l’appréciation de la visibilité avait été juridiquement erronée. La question de droit soumise à la Haute Juridiction administrative était donc de savoir si le critère de visibilité, conditionnant l’autorisation des travaux aux abords d’un monument historique, doit s’apprécier en excluant les points de vue situés au sein d’une propriété privée non ouverte au public.
Le Conseil d’État censure le raisonnement des juges du fond, considérant qu’ils ont commis une erreur de droit. Il affirme que la visibilité « doit s’apprécier à partir de tout point de cet immeuble normalement accessible conformément à sa destination ou à son usage », peu importe que l’édifice soit ou non ouvert au public. Par cette solution, la Haute Juridiction administrative clarifie la méthode d’évaluation de la visibilité et en renforce la portée protectrice.
Il convient d’étudier la clarification par le juge du critère de visibilité (I), avant d’analyser la portée de cette solution au service d’une protection renforcée du patrimoine (II).
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I. La clarification bienvenue de l’appréciation de la covisibilité
L’arrêt rapporté permet de préciser les modalités d’application du régime de protection des abords des monuments historiques, en rappelant d’abord le principe de cette protection (A), puis en définissant plus précisément le point depuis lequel la visibilité doit être évaluée (B).
A. Le rappel du principe de la protection par la covisibilité
Le code du patrimoine organise une protection spécifique pour les zones situées aux abords des monuments historiques. L’article L. 621-30 de ce code prévoit ainsi un périmètre de protection de cinq cents mètres autour de ces édifices. À l’intérieur de ce périmètre, les travaux susceptibles de modifier l’aspect extérieur d’un immeuble sont soumis à une autorisation préalable, laquelle requiert l’accord de l’architecte des Bâtiments de France. Cette protection vise à préserver la cohérence d’un ensemble patrimonial et à garantir la mise en valeur du monument.
La décision commentée prend soin de rappeler la condition essentielle de cette protection : l’existence d’une visibilité. Il résulte en effet des dispositions combinées du code du patrimoine et du code de l’urbanisme que cette procédure spéciale ne s’applique que si le projet est visible depuis le monument historique, ou s’il est visible en même temps que lui. C’est ce critère de visibilité ou de covisibilité qui déclenche la compétence de l’architecte des Bâtiments de France. Le juge administratif exerce un contrôle rigoureux sur l’appréciation de cette condition, qui constitue une garantie fondamentale pour la préservation des paysages monumentaux.
Dans le cas présent, le tribunal administratif avait estimé cette condition non satisfaite, en se fondant sur une interprétation restrictive de la notion de visibilité. Le Conseil d’État, en censurant cette approche, réaffirme que la protection des abords constitue un objectif d’intérêt général qui ne saurait être écarté par une analyse parcellaire des conditions de sa mise en œuvre.
B. L’extension du point d’appréciation de la visibilité aux monuments privés
L’apport principal de cet arrêt réside dans la définition précise du lieu depuis lequel la visibilité doit s’apprécier. Le tribunal administratif avait jugé qu’une visibilité existant depuis l’édifice classé ne pouvait être retenue, car il s’agissait d’une propriété privée non ouverte au public. Ce raisonnement revenait à limiter l’appréciation de la visibilité aux seuls points de vue accessibles au grand public, créant une distinction selon le statut de propriété du monument.
Le Conseil d’État rejette fermement cette analyse. Il énonce clairement que la visibilité « doit s’apprécier à partir de tout point de cet immeuble normalement accessible conformément à sa destination ou à son usage ». Cette formule consacre une approche fonctionnelle et pragmatique. Elle signifie que peu importe que le monument soit public ou privé ; ce qui compte, c’est que le point de vue soit un lieu de vie ou d’usage normal de l’édifice, tel qu’un balcon, une fenêtre ou un jardin. L’objectif de la loi est de protéger la perception du monument, y compris pour ceux qui l’occupent ou le fréquentent habituellement.
En adoptant cette solution, la Haute Juridiction unifie le régime de protection et prévient la création d’une brèche qui aurait affaibli la protection des nombreux monuments historiques relevant du domaine privé. La destination de l’immeuble devient le critère déterminant, garantissant une application cohérente de la législation sur l’ensemble du territoire.
Cette clarification emporte des conséquences significatives sur la portée du contrôle exercé en matière d’urbanisme aux abords des monuments, renforçant l’effectivité de ce régime de protection.
II. La portée d’une solution extensive en faveur de la protection du patrimoine
En censurant l’erreur de droit des juges du fond, le Conseil d’État adopte une interprétation finaliste des textes (A), ce qui aboutit à l’établissement d’un critère d’appréciation à la fois pragmatique et unifié pour les autorités administratives (B).
A. Le renforcement de la protection par une interprétation téléologique
La décision commentée témoigne d’une volonté de faire prévaloir la finalité de la loi sur une lecture littérale qui en aurait limité les effets. L’objectif du législateur, en instaurant la protection des abords, est bien d’empêcher que des constructions nouvelles ne viennent porter atteinte à la qualité et à la perception d’un site patrimonial. Conditionner cette protection à l’ouverture au public du monument classé aurait été contraire à cet esprit. Une telle approche aurait abouti à une protection à géométrie variable, moins exigeante pour les monuments privés que pour les monuments publics.
En affirmant que la protection s’applique dès lors qu’il existe une visibilité depuis un point normalement accessible de l’immeuble, le juge administratif assure la pleine portée du dispositif. Cette interprétation téléologique garantit que la qualité d’un cadre de vie et la valeur historique d’un lieu sont protégées de manière égale, que le monument soit une cathédrale ouverte à tous ou une demeure privée. La solution est donc d’une grande cohérence juridique et s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel constant de renforcement de la protection du patrimoine culturel.
La valeur de cet arrêt est donc de consolider une garantie essentielle, en évitant que des considérations liées au statut de propriété ne viennent neutraliser un mécanisme de police administrative dont l’utilité n’est plus à démontrer. Il en résulte une plus grande sécurité juridique pour l’application de ces règles.
B. L’établissement d’un critère d’appréciation pragmatique et unifié
Au-delà de sa portée symbolique, la décision a des conséquences pratiques importantes pour les services instructeurs des autorisations d’urbanisme. En fixant un critère clair, elle met fin à une incertitude juridique et facilite l’examen des demandes de permis de construire. Désormais, l’autorité compétente pour délivrer le permis devra uniquement rechercher s’il existe un point de vue depuis le monument, accessible dans le cadre de son usage normal, d’où le projet serait visible.
Ce critère est pragmatique car il ne nécessite pas de déterminer le statut juridique précis de chaque espace au sein de la propriété privée. Il suffit de se référer à l’usage habituel des lieux. Une telle approche est de nature à simplifier les études d’impact visuel et à objectiver les décisions de l’architecte des Bâtiments de France, dont l’avis sera requis sur une base juridique plus solide et moins sujette à contestation. La solution est unifiée car elle s’applique indistinctement à tous les monuments historiques, qu’ils appartiennent à des personnes publiques ou privées.
En définitive, cet arrêt fournit un mode d’emploi précis pour l’appréciation de la visibilité, contribuant ainsi à une meilleure prévisibilité des décisions administratives. En renforçant les outils juridiques à la disposition de l’administration pour la sauvegarde du patrimoine, le Conseil d’État rappelle que la protection des monuments historiques est un impératif qui commande une interprétation ambitieuse des textes qui l’organisent.