Par un arrêt en date du 31 juillet 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions d’application de la méthode d’évaluation par comparaison pour le calcul de la valeur locative de locaux commerciaux, fondement de la taxe foncière. En l’espèce, une société propriétaire de plusieurs établissements commerciaux situés dans la commune des Abymes a contesté les cotisations de taxe foncière et de taxe d’enlèvement des ordures ménagères pour les années 2016, 2018 et 2019. L’administration fiscale avait déterminé la valeur locative de ces biens en se fondant sur la méthode de comparaison prévue à l’article 1498 du code général des impôts.
Les réclamations de la société ayant été rejetées par l’administration, celle-ci a saisi le tribunal administratif de la Guadeloupe, qui a confirmé le bien-fondé des impositions par un jugement du 26 janvier 2023. La société a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Elle soutenait, d’une part, que les termes de comparaison retenus par l’administration étaient inappropriés en raison soit d’une différence de superficie excessive, soit de la disparition matérielle du local de référence ultime. D’autre part, elle arguait que l’administration aurait dû privilégier d’autres locaux-types plus pertinents qu’elle désignait.
Le problème de droit soumis au Conseil d’État portait donc sur la régularité de la méthode d’évaluation par comparaison mise en œuvre par l’administration. Il s’agissait plus précisément de déterminer si une différence de superficie substantielle entre le local à évaluer et le local-type impose un ajustement de valeur, si un local détruit peut encore servir de référence indirecte, et quelles sont les exigences probatoires pesant sur le contribuable qui propose des termes de comparaison alternatifs.
Le Conseil d’État a partiellement annulé le jugement du tribunal administratif. Il juge qu’une différence de superficie significative impose un ajustement de valeur et qu’un local détruit ne peut plus servir de terme de comparaison, censurant ainsi le raisonnement des juges du fond sur ces deux points pour erreur de droit et dénaturation des pièces du dossier. En revanche, il a validé le rejet de l’argumentation de la société relative au choix d’autres locaux-types, estimant que celle-ci n’était pas suffisamment précise pour être examinée.
La décision du Conseil d’État précise ainsi les limites de la méthode d’évaluation par comparaison, en censurant les approximations de l’administration et des juges du fond (I), tout en rappelant fermement les obligations probatoires qui pèsent sur le contribuable souhaitant contester une évaluation (II).
I. La censure par le Conseil d’État des méthodes d’évaluation contestées
Le Conseil d’État exerce un contrôle rigoureux sur la mise en œuvre de la méthode par comparaison, en sanctionnant tant l’absence de prise en compte d’une disproportion de surface (A) que l’utilisation d’une référence matériellement inexistante (B).
A. La nécessaire prise en compte de la différence significative de superficie
Pour l’un des locaux de la société requérante, d’une superficie de 4 000 m², l’administration avait utilisé comme terme de comparaison un local-type de seulement 147 m². Le tribunal administratif avait écarté l’argument de la société contestant cette incohérence, au motif qu’elle n’apportait pas d’autres éléments pour établir une différence quant à la situation ou l’état d’entretien des deux biens. Le Conseil d’État censure ce raisonnement en commettant une erreur de droit.
La Haute Juridiction rappelle en effet le principe selon lequel, si « la différence de superficie entre le local-type et l’immeuble à évaluer, même significative, ne fait pas par elle-même obstacle à ce que ce local-type soit valablement retenu comme terme de comparaison », un ajustement est toutefois impératif. Dans une telle situation, la valeur locative doit être corrigée « par application du coefficient prévu à l’article 324 AA de l’annexe III à ce code ». En subordonnant cet ajustement à la preuve d’autres différences relatives à la situation ou à l’état des locaux, le tribunal a ajouté une condition que les textes ne prévoient pas. Le Conseil d’État réaffirme ainsi que la disproportion de surface est un facteur objectif qui doit être obligatoirement compensé par un correctif technique, indépendamment des autres caractéristiques des biens comparés.
B. L’inopérance d’un terme de comparaison matériellement inexistant
Pour d’autres locaux, l’évaluation de l’administration reposait sur une comparaison itérative, où les locaux-types de premier rang avaient eux-mêmes été évalués par référence à un local-type ultime situé dans une commune voisine. La société requérante soutenait que ce local de référence ultime avait été détruit plusieurs années avant les années d’imposition en litige. Le tribunal administratif avait rejeté ce moyen en considérant que la société n’établissait pas la réalité de cette destruction.
Le Conseil d’État censure cette analyse pour dénaturation des pièces du dossier. Il relève que les documents produits par la requérante, notamment un procès-verbal de révision foncière, attestaient bien de la disparition du bâtiment en question. La Haute Juridiction énonce alors un principe clair : « un local-type qui, depuis son inscription régulière au procès-verbal des opérations de révision foncière d’une commune, a été entièrement restructuré ou a été détruit ne peut plus servir de terme de comparaison pour évaluer directement ou indirectement la valeur locative d’un bien ». L’existence matérielle et la permanence des caractéristiques du local de référence sont des conditions substantielles de la validité de la méthode par comparaison. En jugeant le contraire, le tribunal a non seulement mal interprété les preuves, mais a également méconnu une exigence fondamentale de la logique évaluative.
II. La confirmation des exigences probatoires pesant sur le contribuable
Si la décision est favorable à la société requérante sur les points principaux, le Conseil d’État profite de l’examen d’un troisième grief pour rappeler la rigueur attendue de l’argumentation du contribuable (A), précisant ainsi la portée de son contrôle et le rôle dévolu au juge de l’impôt (B).
A. Le rejet d’une argumentation insuffisamment étayée
Concernant un dernier groupe de locaux, la société requérante contestait le local-type retenu par l’administration et suggérait que d’autres références, situées sur la même commune, auraient été plus pertinentes. Le tribunal administratif avait rejeté le moyen en se fondant sur une « appréciation souveraine des pièces du dossier non entachée de dénaturation », relevant que la société ne précisait pas lesquels des locaux qu’elle désignait auraient dû être retenus, ni ne démontrait en quoi ils étaient plus pertinents.
Le Conseil d’État valide entièrement cette approche. Il souligne que la société, dans son pourvoi, « n’assortit ce moyen d’aucune précision permettant d’en apprécier le bien-fondé ». Par cette formule, il confirme que la charge de la preuve d’une évaluation plus juste pèse sur le contribuable. Celui-ci ne peut se contenter de critiquer le choix de l’administration ou de désigner vaguement des alternatives. Il lui incombe de fournir une démonstration précise et circonstanciée de la pertinence des termes de comparaison qu’il propose, en établissant en quoi ils sont plus appropriés que ceux retenus par le service fiscal. Une simple allégation, même plausible, est insuffisante à renverser la présomption d’exactitude de l’évaluation administrative.
B. La portée de la décision et le rôle du juge de l’impôt
Cet arrêt, bien qu’il s’agisse d’une décision rendue en cassation, revêt une portée pédagogique notable. D’une part, il rappelle à l’administration fiscale les garde-fous de la méthode par comparaison : l’évaluation doit reposer sur des données objectives et actuelles, et les disproportions manifestes doivent être techniquement corrigées. La sanction de l’erreur de droit et de la dénaturation témoigne d’une volonté de ne pas laisser l’évaluation fiscale dériver vers l’arbitraire. Le juge de l’impôt se positionne en garant de la cohérence et de la rigueur de la méthode.
D’autre part, la décision vient équilibrer cette exigence en réaffirmant le rôle actif que doit jouer le contribuable dans le contentieux de l’évaluation. Le juge n’a pas à se substituer à lui pour rechercher les preuves ou construire son argumentation. L’arrêt illustre ainsi la répartition des rôles dans le procès fiscal : à l’administration de justifier les principes de son évaluation, et au contribuable qui la conteste de présenter une contre-évaluation solidement motivée. Cette solution pragmatique vise à assurer un débat contradictoire loyal et efficace, sans pour autant transformer le juge en expert de l’évaluation immobilière.